Retrouvez l’actualité des littératures de l’imaginaire (Science-Fiction, Fantastique, Fantasy, et autre) ainsi que des interviews de celles et ceux qui les construisent.

Rencontre avec Alex Jestaire

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Les Contes du soleil noir comptent déjà 5 volumes publiés aux éditions “Au Diable Vauvert”. Des romans courts et percutants qui nous sont comptés par Geek, omniprésent sur les réseaux et nous présentes des individus confrontés au Soleil Noir.

Dans chaque roman, un dossier qui, sous couvert de fiction, vous fera réfléchir sur notre société moderne…

Alex a accepté de répondre à toutes nos questions, un grand merci à lui 🙂

Si  nous échangeons aujourd’hui, c’est pour parler de ta série en 5 volumes des Contes du Soleil Noir. Mais si je ne me trompe pas, ce ne sont pas tes premiers romans… Tu peux nous dire plus ? 
J’ai commencé à écrire des nouvelles dans le registre fantastique / horreur à l’âge de 10 ans, il y a donc 36 ans, dans des cahiers d’écolier. La toute première était une histoire de loup-garou située dans le Paris des années 1900, la suivante une histoire de chauffeur de taxi fantôme, dans la lignée des « Contes de la Crypte » et autres anthologies d’horreur que je trouvais en BD pulp au tabac presse du bout de la rue… En 1989 j’ai fait partie des lauréats du Prix du Jeune Écrivain pour ma nouvelle Pantoufles, une sorte de parodie de Stephen King franchement déconne…

Après des années de production de nouvelles fantastiques, SF ou romantico réalistes (des dizaines), j’ai écrit mon premier roman, Mare Tranquilitatis, autour de mes 20 ans – un court roman en forme de « spirale » littéraire (chaque chapitre est moitié plus court que le précédent) inscrit dans la veine « cyberpunk », futur immédiat, très noir (je venais de découvrir Nine Inch Nails et Neuromancien de William Gibson) mais finalement pas assez abouti pour que je le soumette à des éditeurs. Quelques années plus tard j’ai écrit un second roman, sorte de chronique romantique de mon adolescence tardive et de mon départ d’Avignon, ma ville natale, pour Édimbourg, en Écosse, où j’ai vécu quelques années. Une fois encore, le roman ne m’a pas paru assez abouti pour que je le présente à des éditeurs.

Le déclic est venu en 2002, année que j’ai entièrement consacré à l’écriture de Tourville, mon premier « vrai » roman, puisque publié Au Diable Vauvert en 2007. Je n’avais pas encore, en l’écrivant, l’idée d’une publication en tête, je me suis laissé porter par l’instinct, ce qui m’a permis de m’octroyer une totale liberté de ton et de style, raison pour laquelle le roman a un côté délibérément « foutraque ». J’en suis encore aujourd’hui, 15 ans après, très content. Il est sur la thématique de la fin du monde, mais d’un point de vue délirant, puisque le narrateur n’est pas, comme on dit « digne de confiance », c’est un alcoolique / drogué / affabulateur de première, une vraie plaie… Avec le recul, je pense que l’Ignatius Reilly de La Conjuration des Imbéciles de John Kennedy Toole, m’a influencé – parce que oui, la littérature fantastique ou SF (« de l’imaginaire ») est loin d’être la seule qui m’a nourri, j’ai aussi dévoré beaucoup de littérature classique, moderne, contemporaine, mystique, politique, essais, philo, socio… Je ne me suis remis à lire de la SF qu’assez récemment, parce que je me retrouve cette année en contact avec le « milieu de l’imaginaire » (Nantes) et son actualité. Mais ma dernière grande claque littéraire de fiction était jusque là encore Les Raisins de la Colère de Steinbeck.

Mon second roman, paru en 2010, Elysée Noire 666, est une enquête de la journaliste Mona Cabriole, héroïne d’une série de « polars rock dans Paris » : 20 arrondissement, 20 auteurs différents. Je me suis ancré dans le 8ème arrondissement, aux Champs Élysées, puisque j’y ai travaillé quelques années (enfin dessous, dans la cave d’un cinéma) – pour une sombre histoire d’attentat terroriste, d’embrigadement sur Internet, de « cellule noire », de fake news, et d’un massacre à l’arme automatique dans une boite de nuit des Champs. Le livre est sorti peu avant qu’Anders Breivik fasse la sienne, de sortie, sur l’île d’Utøya.
Sinon pour ne rien oublier, après la parution de Tourville j’ai eu le bonheur de travailler avec un incroyable personnage, le photographe américain Cheyco Leidmann (de Miami), pape du strange glam des années 80, qui m’a proposé d’écrire une préface déjantée à son énorme et magnifique monographie Toxytt, une dérive psychédélique dans une ville multicolore et dézinguée. C’est paru chez La Martinière en 2008.

Donc parlons maintenant de ces fameux contes, au nombre de 5 : alors ma première question car j’ai vraiment du mal à en trouver l’explication concerne le terme “Mème” : Kesaco ? 
Mon ami, en voici la définition de Wikipédia : « Un mème Internet est un élément ou phénomène repris et décliné en masse sur Internet. C’est un anglicisme venant d’Internet Meme. » Si tu es sur Facebook, tu as donc déjà vu des centaines, peut-être même de milliers de mèmes, des chatons ou des captures d’image de film avec un commentaire drôle… sans savoir que c’en étaient. Ce type de phénomène : voir passer les choses sans s’en rendre compte, est très fréquent dans l’univers du Soleil Noir.

 Chacune de tes histoires sont racontées comme des dossiers par Geek, un adepte du data mining : un tel personnage peut réellement exister ? 
Je vais faire simple : le personnage de Monsieur Geek m’est directement inspiré par un ami très proche, mon plus vieil ami (ça remonte à la maternelle) qui est précisément ce genre de personnage – d’ailleurs à bien des égards c’est lui qui s’exprime à travers Monsieur Geek, bien plus que moi, qui ne suis que le Spéculos de l’histoire.

Quant à savoir si un hacker pourrait, depuis chez lui, cracker votre freebox ou votre smartphone… des séries comme Black Mirror ou Mr Robot ont déjà posé l’ambiance… Je ne les avais pas encore vues en écrivant ces 5 premiers contes, mais avec le recul, je trouve Geek bien dans l’air du temps.

Dans le premier volume, nous sommes sur une histoire autour d’une mère seule, d’origine étrangère, victime d’un certain nombre de clichés, et j’ai trouvé que ce premier opus nous renvoyait en miroir un certain nombre d’idées nauséabondes que nous entendons et qui sont devenus courante… Il est important pour toi de dénoncer cette façon qu’ont pris nos sociétés de juger ? 
Je ne pense pas avoir voulu traiter spécifiquement du jugement – par exemple la citation de Laurent Wauquiez qui apparaît dans le livre : « L’assistanat est un des cancers de la société française » est avant tout un bruit de fond dans la cacophonie anxiogène qui habite les oreilles de Malika, « mère courage » et victime totale des errements de la société comme de ses propres errements. Sa réponse à cette phrase entendue à la radio est étrangement, par erreur : « C’est moi le cancer, pauvre type » alors qu’elle aurait voulu dire « toi ». C’est un peu comme si à cet instant elle validait par lapsus cette hypothèse de « cancer social », et s’apprêtait à l’incarner pleinement en devenant une métastase des médias, de l’internet, de l’actualité…

S’il y a bien une chose que les Contes du Soleil Noir ne font pas, c’est juger – ceci est d’ailleurs clairement formulé par Monsieur Geek à la fin d’Esclave. Dans ces périodes troublées de « fin des temps », il me semble qu’il faut se situer par delà le bien et le mal, dans une vision où les enjeux sont davantage de l’ordre du pouvoir, de la volonté, de la puissance… c’est en tout cas à cette aune que se mesurent les gens aujourd’hui : compétitifs ou pas, alpha ou pas, cyber compatibles ou pas… Nous sommes entrés dans des temps impitoyables, pétris de peur, de déni et d’indifférence, des temps fascinés par leur propre destruction – ce que les hindous appellent depuis longtemps déjà Kali Yuga, l’âge de fer. S’en désespèrent-ils ? Non, l’Inde est un des pays les plus dynamiques au monde et des plus prometteurs pour demain.

Arbre, seconde volume, nous permet de découvrir une manifestation du Soleil Noir au travers du pouvoir de persuasion de Janaan, l’héroïne… Y a-t-il comme je le suspecte deux camps capables d’utiliser cet outil ?
En effet, il existe bien au moins deux camps, et Arbre est bien le volume où se révèle un peu la « conspi » des Contes. Bien que mon projet de départ (imaginé avec Pablo Melchor, qui illustre les livres) ait été celui d’une anthologie, à la façon de la Quatrième Dimension ou des Contes de la Crypte, mon goût pour les X-Files et autres bonnes séries à tiroirs de ces dernières années m’a poussé à concevoir une « méta intrigue » en filigrane, quasi absente de certains contes, comme c’est le cas pour Crash, Invisible et Esclave (dans les X-Files on dirait « épisodes de monstres ») mais au centre de certains autres, comme Arbre et Audit (dans les X-Files : « épisodes conspi »).

Ce que l’on aura appris au terme de ces 5 premiers épisodes, c’est qu’il existe une catégorie ténue de la population qui est « touchée » par le Soleil Noir. Dans certains cas il détruit ceux qu’il touche ; dans d’autres conditions il peut être la source d’un ou plusieurs « pouvoirs », le plus souvent liés au contrôle et à la domination d’autrui. Rien ne garantit que ces pouvoirs seront entre les mains (ou plutôt dans la bouche) de personnes bienveillantes. Et comme nous le signale Monsieur Geek, dans une époque comme la nôtre, où la parole est lâchée, il semble que le nombre des individus touchés par les pouvoirs révélateurs du Soleil Noir aille grandissant chaque jour…

Dans le dernier volume (eh oui, je ne les ai pas lu dans l’ordre), Esclave, j’ai eu une lecture et je m’interrogeais si je n’avais pas extrapolé ton message : j’ai vu dans la Goule une représentation de la femme africaine telle que perçue d’un point de vue purement occidental (soumise et femme objet de son mari) avec en sous-entendu que nous ne traitons pas nos femmes de la même façon … pour qu’ensuite tu fasses comprendre que la position de la femme est finalement la même sous nos latitudes : erreur de ma part ou pas ? 
Le livre s’ouvre par une citation d’une misogynie totale, signée quand même Napoléon Bonaparte, l’un des « plus grands hommes de l’histoire de notre nation ». Le statut de la femme dans la société de l’ère victorienne, pour prendre un exemple bateau, avait peu à envier à quelques-unes des théocraties les plus rétrogrades du moment. La domination masculine, titre d’un documentaire édifiant sorti en 2009 (et titre également d’un livre de Bourdieu) est profondément implantée dans notre culture Occidentale, quoi qu’on en pense – la question des luttes contre le patriarcat est un sujet militant de fond, pour qui s’intéresse à la (vraie) politique et au matérialisme historique. Les « affaires » récurrentes qui agitent nos médias, que ce soit Polanski, DSK ou Weinstein, ne sont que l’écume sur la crête de la vague. Les questions qu’il faudrait se poser sont bien plus profondes et dérangeantes que ce qu’on lit actuellement, et c’est bien dans une démarche pro féministe et anti patriarcale que s’inscrivent les Contes du Soleil Noir – les épisode Arbre et Esclave étant les plus clairs sur ce point.

J’ai suivi du coup un peu cette histoire autour de la censure de la couverture d’Esclave par Pablo Melchor… Un mot sur le sujet ? 
« Censure » est peut-être un grand mot, mais si l’on prend en compte que les Contes n’ont été chroniqués par presque aucun grand journal ou magazine généraliste, alors le fait que des chroniques de blogs soient bloquées sur Facebook sous prétexte que la couverture associée serait « choquante », ou plutôt qu’elle « contreviendrait aux règles » (floues) du réseau social, représente un réel déficit de communication pour ma pomme. L’image en question, certes « sexuellement » connotée (SM japonais), ne présente concrètement qu’un mandala couleur chair constitué de jambes, cuisses, pieds et chevilles attachés. Pas de seins, pas de sexes – cela n’a pourtant pas empêché quelqu’un dans le réseau de signaler l’image, qui depuis a été bloquée à plusieurs reprises, en particulier lorsqu’associée à l’un des rares articles de blog parus pour l’instant. Je recommande à Fantastinet de faire attention sur ce point.

 Nous nous sommes donc rencontrés au cours des Utopiales de Nantes, et je t’ai senti très critique vis-à-vis de certains aspects de nos sociétés, thématiques que nous retrouvons d’ailleurs dans les textes que j’ai déjà lu : vois-tu dans l’écriture un moyen de faire passer les messages d’une autre façon ? 
Ce que j’essaie de faire spécifiquement avec les Contes du Soleil Noir, c’est de me servir du prisme de l’imaginaire, du fantastique ou de la SF, pour embarquer le lecteur… et le ramener dans le monde réel, avec ses problématiques, ses dangers imminents, « anxiogènes » comme on dit. Il est vrai que sur le marché actuel de la SF et fantasy, ce qui prédomine et fonctionne le mieux ce sont les romans « d’évasion ». Ce que recherchent majoritairement les lecteurs : des histoires de dragons, de vampires sympas ou de vaisseaux spatiaux conquérants… Je n’ai que peu d’intérêt pour ce type de littérature, je fréquente dans ma vie quotidienne des gens qui vont plutôt lire des manuels de permaculture, ou la presse militante… Le message sous-jacent de ces Contes, bien évidemment anxiogènes puisqu’il s’agit de « fin de civilisation », est au final dans leur forme : chacune de ces histoires (ou presque) se termine par une consolation, quelque chose qui dépasse l’horreur, la destruction, le nihilisme, et dérape dans le rêve, la transe, l’impossible, voire l’heureux. Je ne pense pas qu’on puisse stopper l’autodestruction de notre société, et je ne suis même pas sûr de le souhaiter. Nous sommes collectivement ataviques, figés, « sidérés », incapables de prendre les décisions nécessaires pour changer de cap (à savoir : dans le mur), les échecs des différentes Cop 21, 23, etc. nous en donnent le triste constat… Je crois néanmoins qu’un monde voué à la destruction, au même titre que la Melniboné d’Elric, est une source intarissable d’histoires, d’intrigues, de démons et de merveilles.

Les sujets que tu abordes sont radicalement différents d’un volume sur l’autre, combien  d’histoires as-tu encore en stock et est-il prévu que tu poursuives cette aventure ? 
Les 5 volumes parus cette année sont la première installation d’un premier cycle de 15 histoires, pour lesquelles j’ai déjà rédigé des scripts détaillés – je n’aurai donc aucun mal à rédiger les 10 contes suivants, si le public et le Diable Vauvert m’en donnent la possibilité. Dans l’idéal j’envisage un second cycle, soit 30 contes en tout, 6 « saisons » de cinq épisode – c’est il me semble un gabarit raisonnable pour ce qui est d’aller au bout de ce concept de « Soleil Noir ». En revanche, je n’ai pas encore décidé de façon claire quels seraient les sujets des 15 contes du second cycle – l’air du temps (zeitgeist) se chargera de m’aiguiller… si on arrive jusque là.

Peut-être as-tu quelques autres projets dont tu accepterais de nous parler ? 
Je pense que les Contes du Soleil Noir constituent déjà un gros projet en soi, d’autant que j’envisage toujours de les porter jusqu’à l’écran, préférablement sous la forme d’une série TV d’anime, avec le sens du psychédélisme et de l’économie des studios japonais, mais avec des illustrateurs européens – c’était le projet de départ pour les Contes, avant qu’ils ne deviennent des livres. Par ailleurs j’aimerais beaucoup lancer une série spinoff de Audit, le tome 4 des Contes, sous forme de comics : ce serait une série dans le monde de l’entreprise et du consulting où les protagonistes auraient des super pouvoirs chelous et se livreraient une impitoyable guerre corporate (ami dessinateur : déclare-toi, je suis open !)
Sinon je dois aussi reprendre un projet de roman SF postapo (option : effondrement économique) « optimiste », que j’ai dû abandonner en novembre 2015, au bout d’une centaine de pages, faute de foi en l’Homme. J’ai reçu une bourse pour écrire ce livre, il va donc falloir que je le reprenne et que je le termine. Si tout se passe bien, ce sera le premier tome d’une trilogie cyber utopiste titrée « Mama ».

Je te laisse le mot de la fin 
Croyez aux prophéties ou n’y croyez pas, quoi qu’il en soit j’ai rédigé ces Contes dans le quartier où j’ai grandi et où je vis à nouveau aujourd’hui : le quartier Saint Jean de ma belle ville d’Avignon, cité des Papes, des alchimistes et des premiers jeux de tarot… Je ne spécule pas sur la fin du monde – je ne fais qu’écouter France Info. Je ne regarde pas Games of Thrones – je lis le Monde Diplo. Mais il est vrai que dans tous les cas winter is coming… J’espère que vous avez prévu de bonnes fourrures.


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