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Rencontre avec Isabelle Bauthian

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Ce mois-ci est paru Grish-Mère, deuxième volume des Rhéteurs sur une série en 5 volumes. Ici nous circulerons dans un matriarcat. nous vous proposons de vous faire découvrir l’autrice derrière le monde fantasy !

Bonjour Isabelle, avant toute chose, pourrais-tu te présenter à nos visiteurs ?
Je m’appelle Isabelle Bauthian, j’ai la trentaine pour encore cinq mois. J’aime le geocaching, le karaté et la pensée critique, et je déteste les bananes.
Ah, et j’écris des bouquins.
 
Quels ont été les auteur.rice.s qui t’ont marqués et t’ont donné l’envie de franchir le pas à ton tour ?
Je ne pense pas qu’un auteur ou une autrice spécifique m’ait donné envie de faire ce métier. J’ai simplement toujours aimé la littérature, toujours inventé des histoires, et écrit dès que j’en ai eu la capacité. Adolescente, j’adorais Dumas, les aventures enlevées… mais aussi Zola et la finesse de son analyse sociétale. Peut-être que j’ai un peu pris des deux ?
Il y a par contre des artistes qui m’ont énormément marquée, parfois après que je sois devenue moi-même autrice, et qui continuent de me plonger dans une humeur créative… Guy Gavriel Kay, Katsuhiro Ishiguro, John Irving, Shakespeare pour des tas de raisons, Al Pacino, Eugène Delacroix, Bob Dylan…
 
Peux-tu m’indiquer comment tu expliquerais ce passage de la biologie à la bande dessinée puis au roman ?
Comme je le disais, j’ai toujours inventé des histoires, mais, après le bac, je me suis tournée vers la comédie plutôt que l’écriture, et ce en parallèle de mes études. J’ai fait un an au Cours Florent, puis un autre dans un atelier qui enseignait les méthodes de l’Actors Studio, qui me correspondaient plus.
Pendant mon DEA de biologie, j’ai discuté un peu par hasard avec le romancier et scénariste de bd Nicolas Jarry. On fréquentait le même forum et il m’a écrit pour me féliciter après avoir lu des nouvelles que j’avais publiées sur mon site web. Ça a été très motivant de me faire « repérer » par un auteur professionnel, et, comme je me rendais compte que j’aimais les sciences, mais pas nécessairement au point d’en faire un métier, j’ai sauté le pas. Je me suis remise à travailler sur un roman, qui a vaguement intéressé deux éditeurs mais sans aboutir sur un contrat, et deux scénarios de bd, que j’ai eu la chance de voir acceptés l’un par Dargaud, l’autre par Heupé. Petit à petit, j’ai réalisé qu’à quantité de travail égale, j’étais bien meilleure écrivaine qu’actrice, et que j’y prenais par-dessus le marché plus de plaisir. Mais je ne sais pas si j’aurais osé tourner le dos aux métiers classiques sans les encouragements de celui qui est devenu le père de mes enfants.
 
Tu viens de signer ton deuxième roman dans l’univers des Rhéteurs… Alors peux-tu nous parler de ce cycle qui comprend actuellement Anasterry et Grish-Mère ?
Il se déroule dans une monarchie fédérale modestement nommée Civilisation. C’est un petit pays sur une grande planète, constamment menacé d’invasion mais qui, au moment de notre histoire et pour la première fois de la sienne, n’a plus connu de guerre depuis une trentaine d’années. S’en est suivi un développement des arts et des sciences, mais également une tendance à une certaine mollesse, l’émergence d’une société de discoureurs, qui savent bien théoriser mais dont on se demande s’ils seraient capables de sauver le pays en cas de nouveau conflit.
Il y aura cinq tomes, un dans chaque baronnie constitutive de Civilisation (dans l’ordre : Anasterry l’utopique, Grish-Mère la matrilinéaire, Montès la martiale et Landor la féodale), et le dernier dans la capitale qui s’appelle… Capitale. Le principe est le suivant : les quatre premiers livres sont chacun une histoire complète, avec un héros et des thématiques différentes. En filigrane se déroule une autre intrigue, dont on aura la conclusion dans le tome 5, mais qui ne doit pas parasiter la lecture pour les personnes qui voudraient ne lire qu’un seul volume.
 
Je n’ai pas encore eu l’occasion de lire Anasterry (il m’attend sur ma table de nuit) et j’ai donc commencé par Grish-Mère : c’est grave ?
Si ça l’est, c’est que j’ai mal fait mon boulot. À chaque volume son héros, son ton, son intrigue, son indépendance !
 
Alors, j’ai trouvé qu’il y avait un petit côté « féministe » dans ce roman mais peut-être que je me trompe ?
Le féminisme n’est pas le thème principal, mais c’est certainement le plus visible. Grish-Mère est la seule société dirigée par des femmes dans un monde aux mains des hommes. Sylve, mon héros, est un guerrier et un érudit issu de la baronnie la plus patriarcale de toutes. Le plonger dans cet univers allait nécessairement soulever des questions féministes. J’ai essayé d’alterner entre choc des cultures et suggestion, entre discussion directe et sous-texte, à la fois pour montrer le caractère insidieux des violences sexistes et pour ratisser large : il n’y a pas un féminisme mais plusieurs courants. Je tenais à aborder des points qui les opposent.
 
J’ai trouvé le personnage de Sylve plutôt sympathique… Du moins au début car malgré son éducation et sa culture, au contact des habitant.e.s de Grish-Mère, un certain nombre de mauvaises habitudes vont remonter. Doit-on comprendre que l’homme restera un incorrigible misogyne ?
Non, je ne suis pas du tout fataliste. Sylve évolue d’ailleurs énormément au cours de son aventure, mais il ne faut pas trop lui en demander : on ne répare pas trente ans d’endoctrinement en quelques semaines. Je suis persuadée que presque tout le monde peut prendre conscience des discriminations subies par d’autres groupes sociaux pour peu qu’il en ait l’envie et le courage. Le souci, c’est que ça demande d’être capable de se regarder en face. D’admettre que, même si on est super sympa, et super humaniste, United Colors of Tous Égaux, on a forcément, ne serait-ce qu’à notre corps défendant, profité de ce qu’enduraient les moins bien lotis, ou favorisé des situations abusives. Le simple fait de reconnaître que, dans nos sociétés, être traité dignement est un privilège, requiert un effort de maturité, car il implique de renoncer à une vision idéalisée du monde, à un besoin de justice et de sens.
Mais l’idée, avec ce roman, est de montrer qu’en écoutant les témoignages des victimes, en acceptant de voir nos certitudes battues en brèche et d’admettre que nous faisons partie du problème, nous pouvons œuvrer à construire une société plus équitable… Ne serait-ce qu’en ajustant notre propre attitude.
 
Comment pourrait-on s’y prendre pour que nos jeunes ne tombent plus dans ces travers et réussir une bonne fois pour toutes à mettre tout le monde sur un pied d’égalité ?
Si j’avais la solution, j’irais réclamer mon Nobel de la Paix. En attendant, je mise à fond sur l’éducation. Mais par « éducation », je n’entends pas « culture générale », même si elle en fait partie. Ma méfiance vis-à-vis de la connaissance pour le plaisir de l’accumulation est au centre de ce roman. Je déteste les phrases du type « donnons des livres aux enfants et ils construiront un monde meilleur ». Propager cette croyance n’est pas seulement naïf, c’est dangereux. Le monde est rempli de tyrans et de collabos cultivés.
Sylve est un érudit, mais il n’a jamais pris le temps d’utiliser son savoir prodigieux pour autre chose que sa petite satisfaction et son petit métier. À Grish-Mère, et en compagnie de la Guilde des Épiciers, il va acquérir une véritable éducation : celle à l’analyse des situations, à la multiplicité des points de vue, à la remise en question… bref : à l’esprit critique et au recul sur lui-même. Ça ne fera pas de lui un relativiste mou. Au contraire : il sera capable de prendre des décisions éclairées, assumées, et son érudition deviendra enfin un réel pouvoir.
 
Cela dit, j’ai trouvé que ce matriarcat avait basculé dans les mêmes travers que le patriarcat ou s’agit-il uniquement de mon chromosome Y qui parle ?
Les hommes subissent deux discriminations officielles à Grish-Mère. La première est revendiquée : ils n’ont pas accès à la citoyenneté. La baronnie a été conçue comme un refuge pour les femmes, et les dirigeantes tiennent à s’assurer qu’elle le reste, en leur offrant ce qu’elles n’ont pas été habituées à réclamer. La seconde est, je crois, nettement plus hypocrite et revancharde : l’héritage du nom de famille et des biens passe par la mère. L’idée derrière cette loi s’oppose à la tradition patriarcale de façon assez rationnelle : il est impossible, en l’état de la science de Civilisation, de savoir si un enfant est bien celui de son père. Mais, en réalité, je pense que les baronnes souhaitent surtout s’assurer que les femmes gardent la mainmise sur la propriété.
Donc oui, ce matriarcat a plongé dans une partie des travers du patriarcat, mais les discriminations dont sont victimes les hommes à Grish-Mère sont bien moindres que celles que subissent les femmes dans le reste des Baronnies, et même dans notre monde. Ils ont accès à l’éducation, à des carrières prestigieuses, ils peuvent s’habiller comme ils le veulent, et ont sans doute plus d’options qu’ailleurs, puisqu’aucun choix de vie ne sera considéré comme indigne de leur virilité… Ceci étant dit, lorsque vous offrez des privilèges à un groupe social, vous trouverez toujours des individus pour en abuser, donc oui, certaines femmes ont tendance à oppresser à leur tour.
Grish-Mère n’est pas Anasterry. Elle n’a pas vocation à l’utopie, ni même à l’égalité. Déjà parce que je ne pense pas qu’on puisse corriger des siècles de domination en demandant gentiment, mais surtout parce que je désirais tordre le cou à ce sexisme bienveillant qui consiste à clamer : « Je ne suis pas misogyne, j’estime que les femmes sont supérieures » (et donc, je vais les protéger… Bon, par contre, pour ça, évidemment, j’ai besoin qu’on me donne des moyens qu’elles n’ont pas, sinon elles pourraient se protéger elles-mêmes et faut pas déconner). Il n’y a pas de raison qu’une société de femmes soit le paradis des licornes. Au mieux sera-t-elle plus consciente des horreurs conséquentes à la hiérarchisation des êtres humains…. Et encore ! Après quelques générations, il faudra sans doute miser sur les cours d’Histoire pour que les citoyennes s’en souviennent !
 
J’imagine que tu as encore des choses à dire sur cet univers ?
Oui. Encore trois tomes à écrire, dans des baronnies aux politiques très différentes : Montès est une société militaire, Landor un monde féodal et Capitale un lieu d’intrigues citadines. J’aimerais utiliser ces variations culturelles pour aborder des thématiques diverses, avec des changements narratifs visibles.
 
Dans le même temps, tu poursuis la bande dessinée, qu’est-ce qui te plaît dans chacun de ces domaines ?
Le roman a toujours été mon art de prédilection. Mais, après avoir été éditée en bande dessinée, je m’y suis consacrée pleinement afin d’espérer en vivre, et il m’a fallu dix ans pour y parvenir. C’est alors qu’Audrey Alwett, elle-même scénariste et romancière, et qui avait été mon éditrice sur la série Alyssa, chez Soleil, a créé la collection Bad Wolf et ne m’a proposé de l’y rejoindre.
Même si le roman demeure mon premier mode d’expression, je suis contente d’avoir les deux casquettes. Déjà parce que, ne nous leurrons pas, la bd, aussi précaire soit-elle, est plus rémunératrice. Mais également parce qu’elle ouvre des possibilités narratives différentes. Par exemple, j’ai travaillé avec Anne-Catherine Ott sur Versipelle, un diptyque de fantasy horrifique, dont l’histoire passe énormément par la mise en scène très visuelle de grands paysages et d’animaux. Le livre parle précisément de l’opposition entre nature et culture, et je ne serais pas arrivée à un résultat aussi intéressant en roman.
 
Avant de nous quitter, il est de coutume chez Fantastinet de laisser le dernier mot à l’autrice :
Faites du geocaching, prenez du recul, et mangez des framboises.


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