Yoann : Nathalie Dau, bonjour. Vous êtes romancière, nouvelliste (Prix Merlin 2006, Prix Imaginales 2008), éditrice, vous avez récemment publié aux éditions de l’Argemnios : « Les Débris du Chaudron. » Cet ouvrage est la transposition au format romanesque d’une novella publiée précédemment aux éditions du fleuve noir. Vous y exprimez votre passion pour la mythologie celte en réécrivant d’une façon moderne, poétique et audacieuse la légende de la déesse Kerridwen, incarnant le pouvoir de la terre-mère. J’ai souhaité vous poser quelques questions sur votre démarche artistique et philosophique : Quelles relations entretenez-vous avec la mythologie celtique et la mythologie en général ?
Nathalie : La mythologie me passionne depuis l’enfance. Comme la plupart des gens, j’ai commencé par les mythes grecs et romains, égyptiens, sans oublier la mythologie judéo-chrétienne puisque j’étais alors dans une école religieuse, avec catéchisme obligatoire. Très vite, en empruntant des ouvrages à la bibliothèque municipale, j’ai rencontré les mythes germano-scandinaves. Les mythes celtiques, je les ai découverts sur le tard, à 20 ans passés, même si je connaissais les noms des dieux gaulois pour avoir lu Astérix. Je les ai d’abord rencontrés au travers d’Œuvres romanesques modernes, des romans de fantasy, et comme cela me frustrais de ne pas comprendre qui était Ogma, ou ce qu’étaient les Fomoires, j’ai fait des recherches, lu des essais de plus en plus ardus, jusqu’à m’inscrire par correspondance au cours de civilisation celtique de Rennes 2. Je suis tombée amoureuse de cette mythologie-là, de cette façon qu’avaient les peuples dits « celtes » de rêver leur histoire, à l’opposée de la démarche romaine qui consiste à rationaliser et historiciser ses mythes. Les étudier, c’était comme renouer avec de très anciens souvenirs, découvrir les versions archaïques de mes contes de fées préférés, appréhender un mode de pensée plus égalitaire que celui que nos légistes ont hérité de Rome et de Napoléon, et une foi empreinte de respect pour la vie, la nature, pour les deux côtés du miroir, sans supériorité des dieux sur les mortels, les dieux étant eux-mêmes curieusement mortels et éternels à la fois. Surtout, une foi dénuée du complexe de culpabilité chrétien. Et le rire dans la forêt, l’humour de la mort, une espérance et un courage que je croyais avoir perdus… Une sorte de « chez moi » pour mon esprit, en quelque sorte. J’ai cessé de me sentir seule et totalement différente, après cette rencontre.
Yoann : Pourquoi avoir choisi Kerridwen comme héroïne de votre saga, qu’est-ce qui vous fascine dans cet archétype ?
Nathalie : Le fait qu’il reste si peu la concernant, alors qu’elle est ancienne, bien plus ancienne que les récits qui la mettent en scène ! Myriam Philibert a démontré, dans son essai « les mythes celtiques et préceltiques », paru aux éditions du Rocher, que la racine KR était pré-indo-européenne. Cette racine, on la retrouve aussi dans le nom d’autres déesses dont les fonctions sont proches de celles de Kerridwen, à commencer par Cérès-Déméter. Kerridwen est une déesse-mère, liée à l’orge et au porc (ce qui m’amuse d’autant plus que le porc est tabou pour de nombreuses personnes), elle possède le chaudron d’inspiration, elle incarne tous les âges de la femme, le cycle de l’année… Elle était tellement tout, et quand on regarde son évolution au fil des âges, on constate que son ultime avatar, c’est la fée Carabosse. J’ai voulu lui rendre un peu de son ancien éclat, la dédiaboliser, elle que les bardes gallois continuent d’invoquer avant de créer toute poésie… Et puis il y avait aussi le fait que ma fille aînée se prénomme Kerridwen (un prénom rare en France mais répandu au Pays de Galles). Je voulais écrire une histoire qui lui soit plus facilement accessible que les textes médiévaux, et dans laquelle elle comprendrait ce qui avait présidé au choix de son prénom, tout ce que ce prénom signifiait pour moi.
Yoann : La construction de votre récit à travers les époques et de nombreux narrateurs vous est-elle venue de façon évidente, est-elle le fruit d’un long travail ?
Nathalie : Mon premier roman, Bleu Puzzle (éditions Tacussel, sous pseudonyme) était déjà construit de façon non linéaire. C’est une façon d’écrire qui m’est assez naturelle. J’ai le sentiment qu’un seul point de vue ne peut pas suffire à rendre la vérité des choses, on a toujours besoin de confronter les sons de cloche. J’aime souligner que tel personnage, qui peut sembler héroïque d’un certain point de vue, apparaît soudain méchant, l’ennemi à abattre, si l’on change de perspective. Je n’aime pas les visions manichéennes. Personne n’est tout blanc ou tout noir. Je crois qu’il y a du bon et du mauvais en chaque personne, que le bien des uns cause la souffrance des autres, que l’enfer est pavé de bonnes intentions, etc. C’est peut-être au niveau des relations entre les êtres que s’exprime le mieux la relativité chère à Einstein.
En vérité, c’est de m’efforcer à davantage de linéarité et d’unité de point de vue qui me demande du travail.
Yoann : Pensez-vous que notre civilisation occidentale moderne expérimente à l’avenir le besoin de puiser dans l’antique sagesse des Celtes ?
Nathalie : Disons que cela nous ferait du bien, oui, que nos légistes s’inspirent un peu de l’ancien droit irlandais, et que le monde se débarrasse du fardeau de la culpabilité que font peser sur ses épaules bien trop de religions et philosophies. Je trouve aussi que ce serait formidable si, plutôt que la peur du gendarme, ce soit le désir de toujours pouvoir se regarder sans honte dans un miroir qui motive les gens à bien se comporter les uns envers les autres. Après, je ne suis pas certaine que cette « sagesse » soit l’apanage exclusif des Celtes. Je crois qu’à peu près tous les peuples cultivaient un certain sens de l’honneur, mais qu’il y a eu glissement des valeurs à partir du moment où, pour se faire bien voir et respecter d’autrui, ce n’est plus le comportement qui sert de critère, mais le mode de consommation et les signes extérieurs de « coolitude ». Notre civilisation occidentale moderne mise tout sur le paraître au détriment de l’être, et cela me paraît totalement suicidaire.
Yoann : Pensez-vous que nous assistions actuellement à un réveil de l’intérêt pour le monde féerique ? Que peut nous apporter le contact avec le royaume du merveilleux ?
Nathalie : Je crois que le malaise de l’être au sein de ce monde d’apparence et de superficialité, où trop de scandales ont anéanti la foi, où la religion se trouve davantage source de conflit que de réconfort spirituel, provoque de plus en plus cet appétit de croire tout de même en quelque chose, parce que mine de rien, au bout du chemin, nous devrons tous nous confronter à l’inconnu et aux incertitudes de l’au-delà. Croire en l’existence d’un merveilleux, qu’il soit peuplé d’anges ou de fées (voire d’extra-terrestres), c’est lutter au quotidien contre l’angoisse de la mort, la crainte d’une disparition totale de ce que nous sommes et avons été. Le néant, l’inutilité de nos existences, c’est un vertige insupportable. La solitude, aussi. S’il existe un autre royaume, alors on peut se dire que quelqu’un veille sur nous, ou encore que nos malheurs sont de mauvais tours que nous jouent les créatures invisibles. Si tel est le cas, alors tout n’est pas entièrement de notre faute, et quelques comportements propitiatoires peuvent peut-être nous concilier ces créatures farceuses ou hostiles, histoire que la roue du destin se décide, entre leurs mains, à tourner en notre faveur. « Nous ne sommes pas seuls », c’est à la fois effrayant, excitant et source d’espérance.
Yoann : La notion de cycle cosmique semble essentielle dans votre roman. Pouvez-vous nous en dire plus sur la nature de ce cycle ?
Nathalie : Le mot « cycle », je le revendique. Après, est-il cosmique ou pas ? Le cycle de l’année, oui. Des saisons, de la végétation, de la vie-mort-renaissance. Le cosmos, lui, est trop vaste pour que je puisse l’appréhender.
Parfois, je songe que notre soleil mourra un jour, détruisant avec lui les conditions de la vie sur notre planète… Cela beau être programmé pour bien après mon propre trépas, je ne peux m’empêcher d’être angoissée par cette perspective. C’est un terrible orgueil, bien sûr : comment espérer qu’il reste encore même une infime trace de mon passage, dans tant de milliards d’années ? Mais d’un autre côté, si la réincarnation est avérée, alors peut-être serai-je de nouveau là, confrontée à l’anéantissement de tout ce que nous avons connu. Est-ce que ce sera douloureux ? Est-ce que ce sera vraiment la fin de tout ? Est-ce que nous aurons gagné un autre monde de type M3, comme nous le promettent les récits de science fiction ? Est-ce qu’un héros viendra sauver le soleil ? Est-ce que l’espèce humaine existera encore ? Est-ce que les dinosaures ont éprouvé tout ça, quand leur dernière heure est venue ? Et qui viendra déterrer nos os pour nous tirer du néant, si la vie n’est plus possible sur Terre ?
Ce qui est trop vaste m’angoisse. Voilà pourquoi je préfère me concentrer sur des cycles davantage à mon échelle.
Yoann : Nathalie, quel sera le mot de la fin ?
Nathalie : Puisse-t-il exister pour de bon, le Pays Brillant de mes rêves, et m’accueillir au plus profond du labyrinthe, lorsque ma fin sera venue. La cerise sur le gâteau, ce serait d’y retrouver, le temps de ce séjour, des êtres tendrement aimés. D’y tomber les masques de nos apparences mortelles, et que nos âmes puissent se blottir les unes contre les autres, libres et sereines.
Laisser un commentaire