Après avoir lu le deuxième volet de Féérie pour les ténèbres, il serait plus qu’intéressant de poser quelques questions à l’auteur…
Allan : Avant de parler de ton livre, j’aurais aimé que tu présentes le parcours qui t’a un jour décidé à envoyer ton premier manuscrit.
Jérôme : J’écris des bouquins, des histoires, des pièces de théâtre, depuis que je suis môme. C’est un besoin irrépressible et naturel assez comparable à l’excrétion. J’ai donc derrière moi, une vingtaine de romans. Avant, j’écrivais pour moi, pour mon seul plaisir, mais avec un sérieux et une constance des plus professionnels (je n’ai pratiquement aucun texte inachevé dans mes cartons). Des livres bizarres, expérimentaux, n’appartenant à aucun genre particulier. Personne en France pour publier une telle littérature de toute façon. Et puis j’ai ressenti le besoin, très tardif, d’écrire quelque chose qui se rapprocherait plus de la littérature populaire que j’aime également et qui a contribué à forger mon goût pour l’écriture. De là est né Féerie pour les Ténèbres. Je crois aussi que j’étais agacé par le syndrome éditorial des « jeunes auteurs »… « Ah ! madame ! ce premier roman formidable ! Un phénomène dans le monde de l’édition ! » Ça sonne comme un mixte entre Apostrophe et la Star Académie. Et quand j’ouvrais les bouquins en question, je trouvais tout ce conformisme petit bourgeois, ces clichés… Oui, je crois bien que c’est l’agacement qui m’a poussé à envoyer mon premier manuscrit.
Allan : Comment s’est déroulé ce premier contact avec le monde éditorial ?
Jérôme : En fait, ça n’a pas été le premier contact. Il y a eu quelques précédents. Mauvais, la toute première fois. La commande d’un éditeur jeunesse qui m’a fait bosser plusieurs mois et qui m’a finalement laissé tomber sans me donner de raisons. Mauvais, la seconde fois. J’ai bossé sur la rédaction de la gamme d’un jeu de rôle. Idem, des mois de travail, des contrats non respectés, des droits non payés, un dépôt de bilan, etc. Mais c’est un peu la routine dans le merveilleux monde de l’édition… Le problème avec nombre d’auteurs, c’est que vis-à-vis de leur activité éditoriale, ils sont encore au stade de l’Ancien Régime. Ils ne connaissent pas le syndicalisme, ni la Commune, ni même la Révolution… Alors les éditeurs ont tendance à se croire dans les galeries du château de Versailles. Et ils conseillent aux auteurs qui se plaignent de manquer de pain, de manger de la brioche… Faudrait leur chanter un peu la Carmagnole dans les oreilles. Mais ce n’est pas demain la veille… Le premier manuscrit envoyé en soumission libre était Féerie pour les Ténèbres. Inutile de te dire que les gros éditeurs de fantasy n’ont pas vraiment goûté la chose : trop hors normes, trop violent… Mais à présent, en termes de publications, je n’ai pas trop à me plaindre. Il faut encore que les lecteurs veuillent bien se risquer à goûter des saveurs nouvelles, ça, c’est une autre difficulté, mais elle est infiniment plus stimulante.
Allan : Passons maintenant au cycle de Féerie pour les Ténèbres. La première chose que l’on peut dire est que l’univers que tu créé est particulièrement sombre et la peinture que tu en fais « visuellement » horrifique. D’où as-tu sorti ces décors qui semblent si vrai ?
Jérôme : Ben, je suis un sensoriel, moi, de toute façon. Les images, les bruits, les odeurs… C’est d’abords là que je puise mon imaginaire. Après seulement, vient la subjectivité des personnages et des idées. Les lieux que je décris, je les vois souvent en rêve. Je les adapte ensuite, je ne les livre pas bruts. C’est indéniable que je suis meilleur peintre paysager que portraitiste. Avec le tome 2 de Féerie, j’ai même fait dans la marine (mais façon pointe du Raz dans la tempête, plutôt que ramassage des coques à marée basse)… L’univers de Féerie est sombre, oui, et il prend souvent des atours horrifiques, mais il appartient au domaine des chimères, et de ce fait, il est mille fois moins sombre et horrifique que le réel. Pour ma part, je ferais l’échange sans hésiter. Regarde, Démons et Merveille de Lovecraft, c’est un monde diablement terrifiant, mais on sent, à chaque page, que c’est le monde dans lequel il aurait aimé vivre. Ce désir, nécessairement contrarié, de se fondre dans l’onirique, même s’il incline vers le cauchemar, c’est quelque chose que je ressens également.
Allan : Le monde dans lequel évolue tes personnages est victime – en tout cas c’est comme ça que je l’ai perçu – d’une ingérence de notre monde rendant le leur au bord de la folie. Tu n’as fait ressortir que les mauvais côtés de notre civilisation… Pourquoi ne pas montrer aussi les bons côtés ?
Jérôme : D’abord, parce que les bons côtés, franchement, il n’y en a pas des masses… Ensuite, les bons côtés, sur le plan dramatique, c’est infiniment moins intéressant que les mauvais… Mais au-delà de ces considérations, il ne faut pas perdre de vue la nature de cette ingérence. Ce n’est qu’un aspect bien particulier de notre monde qui envahit celui dans lequel se déroule Féerie pour les Ténèbres : ses déchets. Le tome 1 se limitait à l’envahissement par les objets, les rebuts. Le tome 2 suggère que notre monde ne se débarrasse pas seulement de ses ordures matérielles, mais aussi de ses idées encombrantes. Le tome 3 qui clôturera le cycle fera découvrir une troisième « pollution » et éclairera (un peu) les lecteurs quant aux origines de la Technole.
Allan : J’ai lu dans une interview que tu as accordé à mon collègue des ( chroniques de l’imaginaire) que tu avais un caractère d’ours… Doit-on te reconnaître dans un certain personnage qui circule dans ta petite communauté ?
Jérôme : J’aime bien les ours. Car ils sont à la fois la peluche enfantine et la sauvagerie, la tendresse et la prédation. J’aime les choses qui sont ambiguës et paradoxales. A ce titre, j’ai le caractère de l’ours, mais hélas, pas la force ni les griffes ni les dents… Sinon je m’en donnerais à cŒur joie… Non, il ne faut pas chercher à me reconnaître dans le personnage d’Ostre ou d’Esbrofe. Je ne suis pas dans mes livres, même lorsque j’écris à la première personne, je suis juste à côté… Tiens, au sujet des ours, une anecdote : j’ai écrit la scène, assez éprouvante, de la déambulation des ours à l’agonie dans Les Nuits Vénéneuses le jour même où l’ourse prénommée Cannelle (quel nom à la con) s’est fait tuer par un chasseur (à la con aussi). Je n’avais pas du tout prévu cette scène, c’est une pure improvisation. Y a-t-il eu transmission de pensée entre cette malheureuse ourse et moi ?
Allan : Lorsque l’on plonge dans ton univers, il faut bien être accroché, tu ne ménages absolument pas le lecteur, lui faisant un étalage de boucherie dans certaines scènes… N’as-tu pas peur de rebuter les lecteurs les plus sensibles ?
Jérôme : Il y a deux formes de « boucherie » dans Féerie pour les Ténèbres ; la « boucherie gore », qui pour moi appartient au domaine du burlesque, et j’adore le burlesque, le splastick à la Buster Keaton – un personnage pour lequel j’ai une grande admiration – , c’est ça le gore, juste une autre manière d’envoyer des tartes à la crème dans la figure des gens, le Grand Guignol, un art populaire et forain. Bref, « c’est pas pour de vrai, c’est pour de rire. » Mais il y a, je le reconnais, dans Féerie pour les Ténèbres, des scènes, qui sont plus difficiles, qui jouent cette fois sur un autre registre : la cruauté. Je ne voudrais pas que les lecteurs croient que je m’en gargarise, que j’ai une attirance particulière pour la cruauté. Tout au contraire. Je déteste la souffrance, je la crains, je la fuis, même les piercings, les scarifications, ça me dégoûte. Mais, voilà, elle est omniprésente dans notre monde. L’homme s’en repaît, il en redemande, il l’inflige à ceux qui n’ont rien demandé, aux bêtes, aux gosses… Dans la fantasy, je trouve la violence souvent très hypocrite. On décrit des scènes de bataille monstrueuses, et on jette un voile sur ce qu’est une plaie laissée par un coup d’épée, sur les agonies interminables d’un soldat éventré, sur les mutilations… Quand je vois à quel point ça fait mal de se cogner dans un coin de meuble… A quel point, on pourrait mordre sa propre mère dans ces cas-là… Je me dis alors que la souffrance, c’est une émotion définitive, une émotion qui annihile la raison, qui annihile la part civilisée de l’être, qui est aussi forte, sinon plus, que l’amour. Dès lors, sur le plan de l’écriture, de la dramaturgie, ça m’intéresse. Quant aux lecteurs les plus sensibles… Le lecteur est un paramètre auquel j’attache une grande importance (si ce n’était pas le cas, ça ne vaudrait pas la peine d’être publié), je pense constamment à la manière dont il va percevoir les choses, quelles résonances les mots pourront avoir en lui, quel rapport il pourra entretenir avec tel ou tel personnage, tout cela compte beaucoup et est une grande source de stress d’ailleurs. Mais de là à censurer ou lénifier certaines scènes sous prétexte d’épargner sa « sensibilité », non, ça, jamais… Je veux provoquer des émotions, et au besoin provoquer tout court. Le rire, la peine, l’effroi, le dégoût. Tous ces registres émotionnels m’intéressent, particulièrement lorsque je peux les cuisiner dans un même plat. Un lecteur m’a dit récemment, sans acrimonie : je vous déteste pour ce que vous avez fait à la fin des Nuits Vénéneuses. J’ai trouvé ça formidable. Cette fin l’avait touché au point de m’en vouloir. Voilà. Ite missa est. L’émotion est la raison d’être de l’écriture. Le reste, c’est du vent.
Allan : Tous les personnages oscillent entre une réalité piratée par notre monde et une folie qui tend à s’étendre… Comment vous y êtes pris pour ne pas vous perdre ?
Jérôme : Avec Féerie pour les Ténèbres, et particulièrement dans le tome 2, je me suis essayé à multiplier les personnages, les récits, les anecdotes, alors qu’auparavant je m’étais toujours focalisé sur un protagoniste. Contrairement à ce que je craignais au début, je ne me suis pas perdu, pas du tout, cela fait partie de mon quotidien après tout, je connais bien ce petit monde… La folie, très présente en effet, n’est pas non plus pour moi un facteur d’égarement : nous sommes tous fous ! C’est avec la raison que je me perds, pas avec la folie.
Allan : Le personnage du rioteux m’a particulièrement plu… Alors qu’il est censément le plus violent, je trouve qu’il fait preuve d’une plus grande ouverture d’esprit que les autres… Doit-on y voir un message ?
Jérôme : Un message, non. Moi, tu sais, la littérature à messages, ça aurait plutôt tendance à me les briser, y a des bistrots pour ça… Je n’aime pas non plus beaucoup la morale et les aphorismes (ainsi que le prouvent les titres des chapitres des Nuits Vénéneuses).Par contre, tu définis parfaitement les rioteux : malgré leurs mŒurs terrifiantes, ils font preuves d’une plus grande ouverture d’esprit. Et je suis content que tu l’aies ressenti sans avoir lu le tome 1. Car l’En-Dessous et les rioteux, à l’exception du personnage de Mesvolu, sont quasiment absents du tome 2 (mais ils seront, de nouveau, très présents dans le tome 3, je rassure les membres du fan club des rioteux). Je dois reconnaître que les rioteux sont l’incarnation la plus sensible de mes penchants philosophiques/politiques. Ils ne sont pas meilleurs que les hommes, ils sont seulement moins hypocrites, plus jouisseurs, plus ludiques. Là où les hommes pleurnichent sur leur condition et implorent des dieux qui n’existent pas, les rioteux se fendent la gueule en bons anars nihilistes qu’ils sont. Ils sont plus cultivés aussi, plus raffinés, plus complexes. De manière générale, j’aime les monstres, les disgraciés et les anormaux, ils sont présents dans tout ce que j’écris. Ils sont une bouffée d’air frais dans l’espèce de fascisme mou du consensus qui caractérise nos civilisations occidentales et qui, moi, m’étouffe… J’ai beaucoup d’affection pour les rioteux.
Allan : Maintenant quelle orientation vas-tu donner à la suite de l’histoire ?
Jérôme : Je ne change pas de cap. Le tome 3 est horrible, philosophique et burlesque, peut-être encore un peu plus marqué par le sceau de la folie que les deux précédents. On apprend beaucoup de choses sur les rioteux et leur monde, et sur la Technole évidemment… Et il y a un grand carnaval à la fin !
Allan : Quand pourrons nous lire la suite de ce cycle ?
Jérôme : L’éditeur aura le manuscrit avant la fin du mois d’octobre. Après, tout dépend de lui. Si l’on se fie au délai qui a séparé le tome 1 et 2, on peut espérer, s’il n’y a pas d’anicroches, vers la fin du printemps.
Allan : As-tu d’autres projet en cours ?
Jérôme : Dans les prochaines semaines, sortira chez l’Oxymore mon « Encyclopédie des Fantômes et des Fantasmes », un ouvrage (superbement illustré) qui traitera de la hantise – un sujet qui me passionne depuis fort longtemps – sous un jour original, et qui fera découvrir des aspects inédits des fantômes à travers le temps et les civilisations. Il y a aussi un roman, une « uchronie chamanique » avec Lewis Carroll comme personnage principal, à sortir également chez l’Oxymore en 2006. Et puis dans les projets en cours, plusieurs choses, un roman pour enfants, un nouveau roman de fantasy en hommage à Rabelais (qui est pour moi un firmament littéraire) qui sera joyeux, délirant et gourmand, un roman d’épouvante dans la tradition des feuilletonistes, et d’autres choses encore. Sans oublier la musique.
Allan : Nous as-tu rendu visite et si oui, que pense tu de notre site ?
Jérôme : Je pense le plus grand bien d’un site qui parle de mes livres ! Plaisanterie mise à part, je trouve salutaire que des gens fassent la promotion des auteurs français, car quand tu vas sur les forums consacrés à la littérature de l’imaginaire, tu ne lis que des noms anglo-saxons (à part quelques rares ténors). C’est déprimant et dommageable. Merde ! Nous avons une grande tradition littéraire de fantastique en France ! Maupassant ! Gautier ! L’Isle-Adam ! Et Rabelais ! De dieu ! Rabelais, quand même ! Et Cyrano de Bergerac ! Et Jules Vernes (même si je n’aime pas ses livres) ! Et tous les feuilletonistes du début du 20e siècle ! On nous bassine avec du « achetez français », mais dans la littérature d’imaginaire, c’est le Mac-Donald ouvert 24h/24h. Si encore, les auteurs français d’imaginaire étaient, en retour, publiés chez les anglo-saxons, mais il y a combien d’auteurs anglo-saxons traduits en français, pour un auteur français traduit en anglais ? Là est l’injustice. Bref, j’espère que ce site pourra encore longtemps donner envie à quelques lecteurs de s’essayer à la charentaise. Et d’ailleurs je passerai un de ces quatre sur votre forum pour faire la promo de cette robuste et chaude pantoufle.
Allan : Que peut-on te souhaiter ?
Jérôme : Ce que moi, je souhaite à tous : vivre en paix, jouir avec modération des choses du corps, sans modération des choses de l’esprit, et mourir tranquillement, sans rancune.
Allan : Le mot de la fin sera :
Jérôme : Un rot ! un rot non forcé, un rot sincère, un rot de félicité ! C’est le mot le plus primitif que je connaisse dans le langage des hommes. Il n’exprime rien, mais il dit l’essentiel.
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