Alain Delbe, auteur de deux romans (Les Îles Jumelles et François l’Ardent ) et d’un recueil de nouvelles ( Le complexe de Médée) a accepté de répondre, par courrier, à quelques unes de nos questions…
Allan : Avant de commencer, j’aimerais, si vous acceptez, que vous nous parliez de votre face cachée, votre enfance, vos passions.
Alain : Vous démarrez sur les chapeaux de roues ! Ma face cachée ? C’est justement parce qu’elle est immonde, abominable, terrifiante, que je la cache et prie le ciel afin que personne ne la découvre jamais ! Qui me dirait encore bonjour, qui me paierait encore à boire, qui accepterait de vivre avec moi si » cela » se savait ? Vous-même, sans la lire plus avant, vous couvririez cette interview de vos talismans les plus puissants et courriez vous réfugier dans un lointain monastère… Non, non, pensez un peu à l’honneur de ma famille. Et puis, c’est dans cette part secrète que je crois puiser mon inspiration. La dire de façon masquée constitue sans doute ce qui motive mon écriture. La révéler trop ouvertement, platement, risquerait de m’ôter cette envie. C’est une des raisons pour lesquelles je ne m’imagine pas écrire de textes purement autobiographiques.
Mon enfance ? Je suis né en 1954 à Douai et ai vécu mes dix premières années dans la boucherie-charcuterie paternelle. Quel plus bel univers rêver pour un enfant sensible que ces quartiers de viande, ces têtes de veaux dans des plats, ces baquets de sang, ces cuves emplies d’entrailles… ? Et les grands couteaux, le hachoir, le père au tablier toujours ensanglanté… Ah ! douceur des visites à l’abattoir… Vous m’avez mis la larme à l’oeil…
Mes passions ? Trop nombreuses pour que je puisse m’y consacrer comme je le voudrais. La lecture sans doute en premier lieu, plus encore que l’écriture (je cesserai un jour d’écrire, alors que j’ai déjà prévu une lampe et une bibliothèque dans mon cercueil). La psychanalyse (je suis psychologue dans une consultation pour enfants et je poursuis une recherche dans ce domaine, j’y avance l’idée d’un » stade vocal « ) et plus généralement la curiosité pour l’esprit humain, mais aussi l’histoire, les religions, la science, etc. Le blues (je joue – en amateur – de la guitare blues acoustique ; elle aussi sera dans le cercueil, tant pis pour les voisins). Les échecs (j’y joue trop peu pour être bon, mais qu’importe, c’est une passion). Et je vais terminer ma cinquième année d’aïkido (à cause des voisins ; pourtant moi je trouve que je chante bien et pas trop fort).
Allan : Quelles sont les oeuvres qui vous ont marqué et qui vous ont donné le goût de la lecture et a fortiori de l’écriture ?
Alain : Pour me limiter aux oeuvres littéraires, je mentionnerai d’abord Edgar Poe, découvert à treize ans et qui a vraiment été un choc, parce qu’il n’est justement pas un auteur » destiné aux enfants « . Je lui dois sans doute mon goût pour la littérature fantastique, que j’ai pu satisfaire avec la mythique collection des éditions Marabout qui régnaient alors dans les librairies. J’y ai lu tous les classiques du genre, Dracula, Frankenstein, Jean Ray, et surtout Claude Seignolle, dont les histoires de sorcellerie paysanne (La Malvenue, Marie la Louve, etc.) ont régalé mon adolescence. Une des grandes joies de ma » carrière » d’écrivain est d’avoir pu le rencontrer (nous avons le même éditeur Phébus) et qu’encore aujourd’hui il m’honore de son amitié. Par ailleurs, des oeuvres comme celles de Bernanos, Beckett, Borges, Kafka, Hesse, m’ont fortement impressionné. Ainsi que deux livres, deux chefs-d’oeuvre du fantastique que je conseille sans cesse : Le Cavalier suédois, de Léo Perutz (Phébus) et La Confession du pêcheur justifié, de James Hogg ( » L’imaginaire » Gallimard ou Terre de Brume)
Allan : Vous avez reconnu avoir une admiration – tempérée – pour King : parmi ses oeuvres, quelles sont les meilleures à vos yeux et les pires ?
Alain : Il faudrait avoir tout lu pour répondre et ce n’est pas le cas. Je me souviens d’avoir aimé les premiers romans (Carrie, Salem, Cujo, etc.) et les nouvelles (un recueil comme Danse Macabre). Puis j’ai décroché avec les gros pavés (Le Fléau, Ça). J’ai refait une tentative récente avec Sac d’os ; le début m’a beaucoup plu, la fin m’a déçu. Je reconnais le génie de King, j’admire la richesse, la force de son imagination et son art d’installer le suspense. Son oeuvre a renouvelé l’intérêt du public pour le fantastique. Mais je suis pour ma part trop » français « , trop attaché au style, à l’aspect vraiment littéraire de l’oeuvre. Je ne me souviens pas de trouvailles d’écriture chez King ou les autres auteurs anglo-saxons dans son sillage. Ce sont des histoires bien racontées, ce ne sont pas des oeuvres littéraires. Ce n’est pas un hasard si je connais King beaucoup plus par le cinéma.
Allan : Je vous ai découvert au travers de votre dernier recueil, Le Complexe de Médée (Nestiveqnen – 2004) ; ce n’est pourtant pas votre coup d’essai…
Alain : Comme souvent, l’ordre de publication ne suit pas l’ordre d’écriture. Le livre Le Complexe de Médée regroupe un court roman qui donne son titre à l’ensemble, et une vingtaine de nouvelles, la plupart écrites dans les années quatre-vingts et publiées depuis dans divers supports (revues, anthologies, etc.), souvent plusieurs fois. » Le Complexe de Médée » est mon deuxième roman (tant qu’il n’aura pas été retouché, le premier mérite de rester inédit), écrit en 1987. En 1994, j’ai publié Les Iles jumelles (Phébus) et en 1999, François l’Ardent (Climats) : deux romans fantastiques eux aussi. Bien entendu, tous les textes repris par Nestiveqnen ont été revus et ont bénéficié de l’expérience d’écriture de ces deux romans. Je corrige sans cesse mes textes. » Sans fin sur le métier… «
Allan : Je ne vous demanderai pas s’il y a des différences dans l’écriture des nouvelles et des romans, mais quels sont à votre avis les points forts et faibles de chaque type ?
Alain : Le roman demande un souffle, de la rigueur dans la construction de l’histoire. Le style peut se permettre d’être parfois plus relâché que dans la nouvelle, cela passe plus facilement inaperçu. Pour moi qui écrit très lentement – un roman tous les cinq ans – je ne peux engager autant de temps sur des sujets futiles, dans un seul but de » divertissement « . Il y a forcément pour moi une exigence de sérieux, d’intérêt, de » profondeur « , même si le ton en est humoristique comme pour François l’Ardent. La nouvelle, par contre, permet de se laisser aller à des thèmes plus légers, moins ambitieux (quoique ce ne soit pas interdit), et le style doit en être plus serré. Le plaisir de l’écriture d’un roman réside pour moi surtout dans la surprise procurée par le résultat final, toujours très différent de l’idée de départ. J’ai l’impression d’une dépossession, comme si le roman s’était écrit lui-même et avait imposé ses voies. Alors qu’une nouvelle correspond davantage au projet que l’on en a.
Allan : Certaines nouvelles sont basées sur du vécu et vous allez jusqu’à affirmer que plus de personnes qu’on ne pourrait le penser auraient vécu le même genre d’expérience. Vous pouvez nous en dire un peu plus ?
Alain : Je pense que vous parlez d’expériences » paranormales « . Effectivement, et je crois ne rien dire là d’original. Je crois même qu’il est rare de rencontrer des gens n’ayant jamais rien vécu de » troublant « , qu’il s’agisse de prémonitions, de télépathie, voire de phénomènes » bizarres » plus consistants. Dans mon travail, c’est étonnant le nombre de récits de ce genre que je recueille. Et il faudrait bien malmener les critères même de la rationalité pour les réduire à des expériences uniquement psychiques. Le fait est, mais c’est autre chose, que nombre de personnes taisent, étouffent, ces expériences, ou refusent d’en tirer les conséquences. Je crois pour ma part que la conception habituelle de la réalité est bien trop étriquée, et que tous ces phénomènes ne sont que des intrusions d’autres » dimensions » (disons-le comme cela) qui la débordent. A ce titre, le discours de la physique moderne – qui envisage onze dimensions à l’échelle quantique, n’exclut pas une multiplicité d’univers, fait dépendre le temps de la gravitation, etc. – est plus fantastique que celui du plus déjanté des auteurs de science-fiction. La plupart des gens qui s’affirment matérialistes ignorent ce que tout physicien sait aujourd’hui de la matière.
Allan : Parlons maintenant de votre dernier recueil ; j’ai eu un plaisir particulier à lire ces histoires dont le trait principal est l’absence d’happy end. Manque de confiance dans la nature humaine ?
Alain : Je ne pense pas être un auteur plus cruel qu’un autre envers ses personnages. L’absence d’happy end me semble une donnée fréquente de la littérature fantastique (et que le cinéma accepte moins ; il n’est pas rare qu’un film achève en happy end l’adaptation d’un roman qui finissait mal). Et mes histoires ne finissent pas toutes mal ( » Une aventure de Don Quichotte « , » Une nuit de terreur « ). Souvent la mort n’y est pas un malheur ( » Aïkido « , » Les Voyageurs « ), car elle n’est pas une fin, elle permet de retrouver l’être aimé, ou elle indiffère le personnage ( » Jeux de cartes « ). Parfois il ne s’agit pas d’une véritable mort (la momie de » Momie Blues » était déjà morte, le narrateur du » Baiser du Sphinx » n’existait pas). Pour d’autres, comme la mort punit les méchants ( » Les trois fils du Shogun « ), on peut dire que l’histoire finit bien. Vous avez raison pour » Le Complexe de Médée « , mais cela était exigé par le thème qui, sinon, aurait perdu toute sa force.
Quant à la » nature » humaine, je la crois trop peu maîtresse d’elle-même pour lui faire confiance en quoi que ce soit (l’illusion du libre-arbitre est un de mes thèmes fondamentaux). Cela dépendra. Ceci dit, comme je ne pense pas que l’humanité soit nécessaire à l’univers, je n’envisage pas sa disparition comme une catastrophe. En ce sens, je suis un optimiste.
Allan : La première nouvelle, » Le Complexe de Médée « , est particulièrement frappante – j’irai même jusqu’à dire dérangeante du fait de l’actualité : est-ce une coïncidence (les récents infanticides ont défrayé la chronique) et n’avez-vous pas peur qu’on vous accuse de « profiter » d’une actualité dramatique voire de légitimer l’acte en lui-même ?
Alain : Comme je le disais plus haut, cette longue nouvelle (ou court roman) a été écrite en 87. Peu de références à l’actualité, donc. Ces infanticides ont d’ailleurs hélas toujours existé, je ne vois pas en quoi je profiterais d’un drame particulier. Et » Le Complexe de Médée » ne légitime en rien ces actes. Il repose au contraire sur l’horreur qu’ils suscitent. A aucun moment, le personnage principal ne s’abandonne à ses pulsions meurtrières, il n’y a aucune complaisance. Toute l’histoire est le récit de sa lutte contre elles.
Allan : D’autres nouvelles sont plus légères, notamment » Une nuit de terreur » ; est-ce un jeu de butiner d’un ton à l’autre ?
Alain : C’est surtout un plaisir. J’ai toujours beaucoup de mal à me cantonner à un domaine, une passion, un style… D’où le nombre de mes intérêts et, pour l’écriture même, la diversité de mes registres : textes psychanalytiques, romans, nouvelles, diversité des styles (classique ou plus moderne), histoires humoristiques, de terreur, voire contes » philosophiques « , etc. Plus encore qu’un plaisir, c’est une nécessité. Car, comme je m’ennuierais vite à ne faire que la même chose, j’en viendrais à ne plus rien faire du tout.
Allan : Bien que l’ambiance soit angoissante, on ne peut pas dire que vos écrits soient riches en hémoglobine : un moyen de prouver qu’angoisse ne rime pas uniquement avec sang ?
Alain : Exactement. Je n’ai jamais éprouvé d’angoisse devant des scènes gore. Du dégoût, l’envie de rire, tout ce que vous voulez, mais pas l’angoisse. L’hémoglobine est à consommer avec modération, tous les vampires vous le diront.
Allan : D’autres histoires sont basées sur d’autres de vos loisirs : est-il important pour vous de partager vos goûts ?
Alain : Il ne s’agit pas tant de partager mes goûts que de parler de choses que je connais. Le ton est ainsi toujours plus juste. Si le hasard ou un loisir donnent la chance de connaître un milieu un peu original, il ne faut pas hésiter à exploiter cette dimension – comme je l’ai fait pour » Aïkido « . Pareil pour le milieu professionnel. C’est la raison pour laquelle il y a tant de psys dans mes histoires.
Allan : Une nouvelle est particulièrement « choquante », tant elle représente une perversion taboue : il s’agit de » Momie Blues « … Vous pouvez nous en parler un peu ?
Alain : » Choquante » ? Pourquoi cette intolérance ? Mon personnage le dit : les nécrophiles sont des êtres humains comme les autres, ils ne font de mal à personne, eux aussi ont droit au bonheur, à la rencontre de l’être aimé… Il faudra bien qu’un jour la société ouvre les yeux sur la détresse de ces gens. Et je serai heureux si » Momie Blues » a pu contribuer à cette avancée sociale.
Allan : Y a-t-il une nouvelle qui vous tienne particulièrement à coeur ?
Alain : Toutes sont mes enfants… Mais si vous voulez vraiment que j’en désigne une préférée, je retiens » Les Guêpes « . Parce qu’elle est autobiographique. J’ai été ainsi laissé en vacances imprévues chez ma grand-mère, dont on s’est aperçu plus tard qu’elle n’avait déjà plus toute sa tête. Le monstre était bien là dans le grenier, tel que je l’ai décrit, mais ce n’est pas moi qui lui donnais à manger. Dans la cabane au fond du jardin, ce n’était pas des guêpes, mais des lapins. Absolument normaux… Quoique l’un d’eux m’ait quand même dit des choses bizarres pour un lapin… Vous trouvez ça normal, vous, qu’un lapin vous révèle les secrets de l’univers ? Comment les a-t-il appris, lui ?
Allan : L’interview s’est déroulée par un échange de disquette car vous n’avez pas internet : puis-je vous demander si c’est par choix ou par manque de temps ?
Alain : Mon emploi du temps est plein comme un oeuf. J’ai de la curiosité pour tant de sujets que je ne vois pas comment je résisterais à toujours chercher ce qu’on en dit sur Internet, puis à communiquer avec les contacts qu’on se fait à ces occasions, etc. Ce serait forcément au détriment d’autre chose et, d’abord, je le crains, de l’écriture. Mais je suis souvent frustré de ne pas avoir Internet, et désolé de toujours embêter mes amis dès que j’ai besoin d’y aller voir.
Allan : Si vous avez pu visiter Fantastinet, qu’en avez-vous pensé et plus généralement que pensez-vous des fanzines amateurs ?
Alain : Je n’ai pu que le survoler quelques minutes chez un ami. Mais ce que j’en ai vu me paraît très bien fait et intéressant. Ce genre de site me fait regretter de ne pas avoir Internet.
Je ne connais que des fanzines de la small press, j’ai même donné avec plaisir des nouvelles à Luna Fatalis ou des publications de l’Oeil du Sphinx (Dragons et Microchips, Murmures d’Irem). J’ai récemment découvert Le Calepin jaune, un fanzine sympathique créé par des amateurs d’ambiance et d’imaginaire 19° siècle. Il y a bien sûr le pire et le meilleur dans ce domaine. Quand le fanzine ne sert qu’à auto-publier les textes bâclés d’une bande de copains qui se passent la pommade réciproquement, cela a évidemment peu d’intérêt littéraire (cela peut en avoir d’autres). Mais lorsque la raison d’être du fanzine est une passion partagée sur un sujet, un auteur, un artiste, qui ne mobiliserait pas un lectorat suffisant pour justifier une publication professionnelle, cela est tout à fait bienvenu. Et le résultat peut parfois être de grande qualité. Je me souviens par exemple d’un numéro de Dragons et Microchips consacré par Christophe Thill à Robert W.Chambers, l’auteur du Roi en jaune, et qui était vraiment intelligent et passionnant, mené quasiment comme une enquête policière. Ce qui est agréable dans l’univers du fanzine, c’est qu’on rencontre souvent des gens passionnés, avec un solide sens de l’humour. Mais il est évident qu’un auteur ne peut se cantonner à ce genre de publication. Il doit absolument se confronter aux exigences de l’édition professionnelle, qui sont quand même tout autres.
Allan : Quels sont vos projets ?
Alain : Dans l’immédiat, à la rentrée de septembre, va sortir chez Phébus Golems, le roman sur lequel j’ai travaillé ces trois dernières années. Son sujet : la tentative par les nazis d’arracher aux Juifs de Prague le secret du Golem. On y retrouvera des personnages historiques tels que Otto Rahn ou Karl-Maria Wiligut, le » Raspoutine » de Himmler. Comme toujours après l’écriture d’un roman, je m’accorde un peu de répit. Alors je compte retrouver le plaisir de lectures qui ne soient pas déterminées par les contraintes de la documentation, écrire quelques nouvelles, poursuivre ma recherche en psychanalyse… et laisser tranquillement venir les idées pour le prochain roman. En espérant que l’inspiration sera toujours là.
Allan : Un mot de conclusion ?
Alain : Euh… Eh bien, vous m’avez donné soif. Je vais boire un verre à votre santé…
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