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Interview : Patrick Dusoulier

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Fan de Jack Vance, Patrick a participé au projet VIE… Il partage ici son expérience…

Allan : Tout d’abord peux-tu nous dire comment tu en es arrivé à la traduction ?

Patrick : Un concours de circonstances… J’ai toujours aimé traduire, et c’est une activité à laquelle je me suis souvent livré de façon bénévole, ou dans le cadre de mes activités professionnelles (j’étais ingénieur dans un groupe pétrolier anglo-saxon, avant de prendre ma préretraite il y a trois ans) J’ai même fait du doublage de vidéos…C’est un hasard heureux (même si on dit que le hasard n’existe pas vraiment) qui m’a fait rentrer dans le monde professionnel, au début 2005 : ma forte implication autour de Jack Vance sur le site de Jacques Garin (http://membres.lycos.fr/jackvance/jackvance.html ) , un contact que Jacques a établi entre Gérard Klein et moi, quelques échanges de mail très sympathiques et fructueux, et Gérard m’a confié la re-traduction complète de Blue World (Un Monde d’azur) pour le Livre de Poche, dans des conditions un peu acrobatiques (et Gérard est un gymnaste éditorial formidable et inestimable!)

Une autre commande a aussitôt suivi, un Le Guin pour Laffont, tandis qu’un autre Le Guin se profile. Deux autres éditeurs ont bien voulu également faire appel à moi. Finalement, le problème est surtout d’avoir le premier contrat, et ensuite ça vous sert de référence (du moins, je l’espère !) Effet boule de neige, petite « avalanche »…

Allan : Et qu’est ce qui fait que tu te passionnes pour la SF et notamment Jack Vance… Qu’a-t-il de si particulier ?

Patrick : Comme beaucoup de grands amateurs de SF, je suis tombé dedans quand j’étais tout petit. Je ne me souviens pas du premier titre de SF que j’ai pu lire, mais je me souviens que, tout gamin, je dévorais les « illustrés » (on les appelait ainsi, avant de dire « BD »…) de SF (Sidéral, Météor, Big Boss) et tous les livres que je pouvais obtenir (mes parents ne m’ont jamais empêché de lire, même s’ils devaient parfois tempérer mes ardeurs…) Comme je suis bilingue anglais-français, j’ai pu assouvir ma soif de SF bien au-delà de ce que les éditions françaises pouvaient offrir (je parle des années 60…) En fait, 90% de mes lectures ont dû être en anglais, en SF (et romans policiers aussi, mon deuxième vice littéraire) tout du moins. C’est comme cela que je suis tombé sur des textes de Vance.

Pourquoi Vance est-il mon auteur préféré, et même vénéré, bien au-dessus de tous les autres (et j’en ai lu beaucoup, pourtant…) ? C’est un peu magique, mais il se trouve que je partage cette passion avec au moins plusieurs centaines de lecteurs de SF à travers le monde (je dis ça parce que c’est ainsi que le Projet VIE a pu se concrétiser), il doit donc y avoir des raisons profondes, que nous n’avons jamais réussi à formaliser de façon unanime. Je dirai simplement que Vance écrit merveilleusement bien, avec un vocabulaire d’une immense richesse (mais qu’il n’utilise qu’à bon escient, pas simplement comme un tic d’écriture), qu’il a un humour voltairien et swiftien à la fois, qu’il pratique la litote et l’euphémisme avec art, qu’il sait suggérer là où d’autres auteurs éprouvent le besoin de tout dire par le menu détail, et que du coup l’impact de ce qu’il écrit est magnifié, car il catalyse l’imagination de ses lecteurs. C’est un écrivain « impressionniste ». Il n’a pas son pareil pour créer des mondes, des sociétés, par petites touches toujours, et ce sont des mondes qu’on n’oublie plus jamais. Et pourtant, on peut les revisiter cent fois, et on les redécouvre toujours avec plaisir. Bon, j’arrête là, tu auras compris que quand je dis que j’aime Vance, je pratique moi aussi l’euphémisme !

Allan : Peux-tu nous dire s’il est possible – en tout cas est-ce ton cas – de vivre du métier de traducteur ?

Patrick : J’ai la chance d’être en préretraite (chance car j’ai donc beaucoup de temps libre…), et je dirais que la traduction est pour moi un complément de ressources, ainsi qu’une activité intellectuelle et artistique gratifiante… Je pense qu’on peut en vivre correctement, à condition d’avoir un carnet de commandes bien rempli, et de travailler suffisamment vite et bien pour pouvoir satisfaire les éditeurs tant en qualité qu’en respect des délais (chose très importante pour eux aussi !), et ainsi contribuer à la pérennité du fameux carnet !

Allan : Comment t’y prends-tu pour traduire un roman : lecture intégrale ou traduction littérale ?

Patrick : Surtout pas de traduction littérale, à aucun moment, en aucune façon, à aucun prix ! Je commence par lire le roman une ou deux fois. C’est une première imprégnation avec le style de l’auteur, ses tournures favorites, ses tics d’écriture éventuels, sa nomenclature (noms propres de personnages et de lieux), ses concepts particuliers (les textes de SF en ont tellement !) C’est une familiarisation indispensable (évidemment, dans le cas de Un Monde d’Azur, c’est un roman que je connais par cŒur, c’était un peu différent !) C’est une phase de repérage, premières idées sur les transpositions de noms propres et de concepts (une partie toujours délicate de la traduction, surtout en SF qui est particulièrement inventive dans ce domaine)

Je scanne ensuite le texte original, et je relis le document Word ainsi obtenu pour corriger les inévitables bavures de l’OCR (mais j’en ai enfin trouvé un qui réduit ces problèmes de façon considérable). J’attaque alors la traduction proprement dite, sous Word, avec sous les yeux le document Word en anglais (ce qui est extrêmement pratique pour des recherches d’autres occurrences d’un mot, de ses variations, et bien d’autres choses encore) après m’être fixé une sorte de découpage en plusieurs parties (tout bêtement par chapitre pour un roman, et par nouvelles pour un recueil, sauf exception ). A la fin de chaque journée de travail, je relis et je retravaille non seulement ma production de la journée, mais je reprends également depuis le début de la partie en cours. C’est une sorte de travail de finition permanent. Evidemment, très rapidement, je touche de moins en moins au travail précédent … En tout cas, mon état d’esprit, mon approche, est que, même si je devais arrêter là où j’en suis, le texte se devrait d’être déjà extrêmement présentable…

Quand je suis raisonnablement « satisfait » (mais en aucune façon je ne considère que c’est la version finale), j’imprime la partie terminée, je la relis en notant de possibles corrections et aménagements, ainsi que des questions, dans la marge, et je confie le texte à mon épouse, qui le « découvre » alors, et qui m’apporte un regard neuf, frais (et très pertinent également sur des questions de langage…) Nous discutons ensemble de ces différentes remarques, je corrige mon texte électronique (ce qui conduit à d’éventuels nouveaux choix)

Je laisse reposer le tout un bon moment (dans la mesure où les délais impartis me le permettent) et je reprends l’ensemble du volume un peu plus tard. Le temps faisant son travail, j’arrive ainsi à « redécouvrir » le texte moi-même, quoique à un moindre degré. Et j’arrive à une version finale, ou presque (car je suis perfectionniste, et j’en fais encore une ou deux relectures avant de l’envoyer à l’éditeur…)
J’ai dit « pas de traduction littérale », mais je m’efforce par contre d’être le plus « fidèle » possible à un auteur, essayant de faire passer son style au lecteur, son atmosphère, les détails de langage qu’il a utilisés pour renforcer la crédibilité de ses personnages. Je me refuse généralement à introduire ne serait-ce qu’une légère déviation de contenu ou de nuance juste pour que ça fasse « plus joli » en français. Mais il est évidemment impératif pour moi que le texte final soit parfaitement lisible en français, et appréciable en tant que tel. Idéalement, je cherche à faire oublier que le texte original était dans une autre langue ! Mais il faut que ce texte représente bel et bien ce texte original… La quadrature du traducteur …

Allan : Maintenant j’aimerais que tu me parles du projet V.I.E. : que peux-tu nous dire à ce sujet ?

Patrick : Ce n’est pas ici que je peux décrire en détail cet énorme Projet qui a duré presque 6 ans et mobilisé, à divers degrés d’implication, 252 bénévoles à travers le monde, une quinzaine de nations étant représentées… Pour donner une idée de la dimension de l’objectif, la collection VIE représente 44 volumes, 4,4 millions de mots (ça fait à peu près 70 « Un Monde d’Azur », voilà…) Ce sont 50 années d’activité de Jack. Et pour ceux qui ont travaillé à ce projet, un total astronomique d’heures de travail. J’y ai passé moi-même plusieurs milliers d’heures.

Donc, pour tout savoir sur ce Projet, mieux vaut aller sur notre site officiel.

Mais en gros, nous sommes quelques fans de Vance à nous être retrouvés sur un forum d’Internet géré par Mike Berro, en Août 1999, avec une idée farfelue : rééditer l’intégrale des Œuvres de Jack Vance, en américain, sous forme de très beaux livres qui auraient des chances de survivre à l’épreuve des siècles. Il y avait trois idées derrière ça : d’abord remettre à disposition de lecteurs l’intégrale des Œuvres, alors que beaucoup de textes étaient devenus pratiquement introuvables, jamais réédités. Assurer une forme de pérennité sous la forme matérielle classique, des « vrais » livres. Et enfin constituer un archivage électronique de l’ensemble des textes, mis à disposition des éditeurs désireux de republier Vance dans le commerce traditionnel…
Très rapidement, nous nous sommes rendu compte que c’était un travail bien plus considérable que ce que nous pensions initialement… Nous avions naïvement cru qu’il nous suffirait de récupérer et scanner des textes, extirper les coquilles, et les faire imprimer puis relier (Un an ou deux, tout au plus …). En fait, nous avons rapidement constaté que les interventions éditoriales avaient considérablement altéré la plus grande partie des textes. Nous nous sommes donc livrés à un véritable travail de restauration de textes à partir de manuscrits de Jack, d’épreuves à différents stades, en comparant des éditions successives ou parallèles, en récupérant les textes parus dans les magazines, en discutant avec Jack. L’édition VIE restitue donc réellement les Œuvres de Vance telles qu’il les voulait, et non pas telles que les éditeurs et correcteurs les voulaient… Cela fait une grande différence !

Allan : Comment s’organise ce grand projet ?

Patrick : La question devrait plutôt être « Comment s’est-il organisé ? » … car le Projet est maintenant terminé, avec succès. Nous avons expédié la dernière tranche de volumes en Mai 2005, à nos 650 souscripteurs.

Sous la houlette de Paul Rhoads, notre Editeur en chef (sans son énergie et son enthousiasme, je pense que le Projet n’aurait jamais même décollé de terre..), une méthodologie presque digne d’une grande entreprise s’est progressivement mise en place (nous avons fait des erreurs au début, nous sommes repartis en arrière, nous avons corrigé le tir, affiné les contrôles et la sécurité, révisé certains principes, un processus évolutif naturel en somme…) pour gérer les nombreuses étapes conduisant aux volumes définitifs. Toutes les tâches ont reposé sur l’utilisation intensive d’Internet (des dizaine de milliers d’emails…) et de logiciels PC (scanner, OCR, traitement de texte, logiciels graphiques, outils de composition de texte). Nous avons pu organiser aussi quelques réunions internationales (aux Etats-Unis et en France) avec les principaux intervenants, ce qui a permis à quelques-uns d’entre nous de nous rencontrer « pour de vrai ». De solides amitiés se sont nouées au cours de ce Projet, et j’y ai beaucoup appris, non seulement sur le travail d’éditeur, mais aussi sur le plan humain…

Allan : Quelle part y prends-tu ?

Patrick : J’ai eu l’honneur d’être coopté pour être un des trois « Principal Editors » du Projet. J’ai donc été fortement impliqué dans les travaux de correction, discussion et restauration textuelle, ainsi que la relecture finale des épreuves avant de signer le Bon à Tirer. Et bien d’autres tâches encore, moins littéraires, comme d’organiser les opérations d’emballage et d’expédition des volumes depuis Milan, où se trouve notre imprimeur.

Je suis par ailleurs chargé du contact avec les éditeurs désireux de republier des textes de Vance : je leur fournis les versions électroniques des textes VIE, ainsi que différents commentaires sur les différences apportées dans la version définitive. J’ai ainsi eu le plaisir de travailler avec des éditeurs aux Etats-Unis, en Allemagne, en Espagne et, bien sûr, en France (Gallimard, Denoël, Le Bélial, Livre de Poche, Fleuve Noir) où Vance revient beaucoup à l’honneur, à mon grand plaisir !

Allan : La question qui tue maintenant : en ce qui concerne la traduction du Monde d’Azur, c’est une traduction « révisée » – une précision que l’on note souvent : qu’est-ce que cela signifie exactement et en tant que traducteur, n’est-on pas tenté de reprendre la traduction précédente en modifiant que de courts passages ?

Patrick : Désolé de te corriger, c’est peut-être une question de terminologie, mais il ne s’agit pas du tout d’une traduction « révisée », en l’occurrence ! Au contraire, c’est une traduction entièrement refaite, « from scratch ». Pour moi, une traduction révisée consiste justement à repartir d’une traduction précédente, et à l’arrondir, la modifier ici et là, corriger les éventuelles erreurs, compléter les manquants (car certaines traductions escamotent des morceaux de texte, pour différentes raisons…)

Personnellement, je ne suis pas « tenté », comme tu dis, de reprendre une traduction précédente en faisant des modifications… Je suis bien plutôt tenté de tout refaire « à ma façon » !

Allan : Es-tu tenté de basculer du côté écriture ?

Patrick : Ah oui, forcément… On a toujours une petite démangeaison d’écrire… Mais je n’arrive pas à mobiliser mes forces et mon temps pour m’y lancer sérieusement, j’ai toujours trop d’activités par ailleurs (c’est une piètre excuse… Le manque d’imagination et de souffle est sans doute la vraie raison !). Alors en attendant, je me berce de cette illusion délicieuse (et dangereuse) d’être « un peu » un écrivain, en n’étant qu’un traducteur … Ceci étant, le traducteur doit affronter une partie des problèmes techniques de l’écrivain, c’est-à-dire la qualité de la langue, son efficacité, sa capacité à produire des nuances, mais dans le cadre des contraintes qu’impose le respect de l’auteur du texte original. C’est bien moins difficile que d’écrire soi-même, c’est sûr, mais pas si simple non plus ! C’est différent, disons.

Allan : Quels sont tes projets ?

Patrick : Pour ce qui est de la SF et de la traduction, je suis en train de terminer un travail pour Ailleurs et Demain (qui va publier par ailleurs, en Juin, ma traduction du dernier roman de la série Terremer de Le Guin, « Le Vent d’ailleurs » ) Deux autres éditeurs viennent de me contacter et vont me confier, chacun, la traduction d’un roman de Vance. Je ne peux pas en dire plus, je n’ai pas encore les contrats, mais ce sont des gens de confiance ! J’ai hâte de m’attaquer à ces deux textes.

Allan : Que penses-tu de Fantastinet ?

Patrick : Je viens à peine de le découvrir, comme tu le sais, par un heureux hasard (encore un). J’ai commencé à le parcourir, et il me fait une bonne impression. Dans sa forme, d’abord : j’aime les sites qui sont agréables dans leur navigation, et qui sont lisibles (trop de sites encore sacrifient la lisibilité au nom d’un esthétisme et d’un choix de couleurs vraiment douteux …) Sur le contenu, je vois une belle et longue bibliographie, pas mal de détails sur les bouquins, les éditeurs, les auteurs. C’est vraiment une bonne approche. Vous êtes un groupe de gens qui aiment la SF, c’est manifeste, et vous aurez à cŒur de continuer d’enrichir tout ça, ce qui est très utile pour beaucoup d’amateurs. Je vous ferai de la pub partout où je le pourrai !

Allan : Que peut-on te souhaiter ?

Patrick : Ah ! Bien des choses en somme … Non, sérieusement, seulement de pouvoir continuer d’avoir le temps et la santé pour faire ce travail réellement passionnant et gratifiant q’est la traduction, pouvoir donner aux lecteurs français l’accès à des textes étrangers avec le maximum de fidélité, le maximum de lisibilité, et le maximum de plaisir pour eux. Mais surtout, que ces amateurs n’oublient pas pour autant la SF française pur jus, celle « en français dans le texte » ! Il n’y a pas que les traductions dans la vie…

Allan : Le Mot de la Fin sera :

Patrick : Que la SF soit avec vous !


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