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Rencontre avec Jean-Claude Dunyach

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Si vous ne connaissez pas Jean-Claude Dunyach, il est temps que vous alliez fouiller dans les différents titres qu’il a pu écrire entre L’Enfer du Troll, Etoiles Mortes et sa suite Etoiles mourantes à quatre mains avec Yal Ayerdhal. Jean-Claude s’est imposé comme un auteur de SF française de premier plan et écume nombre de festival. Mais ce ne sont pas ses seules passions puisqu’il sévit aussi dans le domaine musical.

Durant les Utopiales, notre jeune retraité nous a accordé un temps pour parler, entre autres, du titre Trois Hourras pour Lady Evangeline aux éditions de l’Atalante…

Nous vous laissons en agréable compagnie et vous invitons un découvrir son site et celui de son groupe ainsi que les albums du groupe NoW (ici le lien spotify mais aussi présent sur Deezer !)… Notamment le dernier album sur deezer et spotify

Pour commencer, j’ai envie de demander : qui es-tu ?

Je m’appelle Jean-Claude Dunyach, je suis un sexagénaire encore fringant (j’espère !). Un jeune préretraité qui profite de son temps libre pour passer énormément de temps à faire des chansons en studio avec mon vieux complice Norbert (Wilhelm), pour écrire et lire des livres, pour savourer la vie avec ma chère et tendre et pour voyager à travers le monde.

Il y a déjà un truc sur laquelle tu cherches à m’avoir puisque ta page Wikipédia ne t’annonce à la retraite qu’en 2020 !

Je suis en préretraite et je serai en retraite en octobre 2020, sauf si le gouvernement décide de tout casser. Pour l’instant, je suis dans la meilleure situation possible : je ne travaille plus tout en étant payé. Je dépense les jours de mon compte épargne temps, c’est du bonheur.

SI je ne me trompe pas, tu avais un métier similaire au mien. Tu étais dans la gestion de projet et cela a conduit à certains écrits…

Oui, il y a eu une longue période de ma vie où j’ai participé à la création et à la gestion de projets européens de grande taille. J’ai été communication manager de projets, adjoint de directeur et pendant 30 ans j’ai vu les hauts et les bas de ce que ça peut donner dans des structures multiculturelles, avec une douzaine de pays impliqués, des gens venus de tous les horizons, des catégories de chercheurs et d’ingénieurs extrêmement variées. J’ai vu toutes les façons dont les choses pouvaient se passer de façon non prévue. Une façon polie de dire qu’elles merdaient totalement, mais de façon assez créative. Et, à un moment donné, moi qui adore la fantasy, je me suis dit qu’on n’avait pas encore écrit une fantasy où les choses ne se passaient pas bien d’un point de vue managérial. J’ai eu envie de mélanger l’équivalent de l’univers de la BD Dilbert pour ceux qui connaissent avec la haute fantasy de Tolkien et ça a donné ma série du troll, avec deux bouquins pour l’instant : L’instinct du Troll et l’Enfer du Troll. Le prochain s’appellera L’empire du Troll.

J’ai un personnage de troll entouré de nains, de dragons, de chevaliers, toute la panoplie. Sauf que ça se passe au sein d’une société qui a inventé les ressources humaines, les rapports d’avancement, les notes de frais, les hiérarchies matricielles. Donc il faut imaginer les chevaliers de la Table Ronde qu’on engueule parce qu’ils n’ont pas encore trouvé le Graal et à qui on dit « si vous n’avez pas découvert le Graal, c’est parce que vous n’avez pas une approche client ! Donc vous allez faire un stage pour devenir des winners ! ». Et ça, pour moi, c’est totalement jubilatoire à écrire. En plus, en ayant passé 30 ans dans cet univers-là, j’ai de quoi pondre une décalogie. J’ai du matériel d’avance pour mes prochaines années d’écriture.

J’ai vu en fait les termes que tu mentionnes. On retrouve le vocabulaire du management, ses arguments, une espèce de novlangue aussi…

C’est une espèce de novlangue, c’est aussi une façon de voir le monde. Le héros part du principe que les choses doivent aller dans une certaine direction et puis tu as quelqu’un qui est responsable des normes et standards, ou qui vient des Ressources Humaines, qui dit « non on ne peut pas aller par là parce que ça ne va pas marcher pour des raisons légales, il faut passer par un autre endroit ». Alors le héros (c’est quand même lui qui va faire le boulot) leur dit que c’est complètement idiot. « Oui, mais c’est la seule chose qui est tolérable d’un point de vue légal. » « Mais c’est quand même idiot. Donc on va essayer de trouver un autre chemin ! » « Non, il faut aller par là, c’est le règlement. »

Et à ce moment-là, tu as des espèces de dialogues de sourds, exactement la situation de mon personnage du troll, au tout début de sa première aventure en roman, L’Instinct du Troll. Il rentre de mission – on l’avait envoyé casser la figure au méchant nécromant qui avait rassemblé une armée de guerriers invincibles dans le nord. Mon Troll revient tout content parce qu’il a réglé le problème et, au lieu de recevoir les félicitations attendues, il se fait engueuler parce qu’il n’a pas ramené ses justificatifs de frais. Donc le chef ne peut pas clore la mission et la comptabilité est furieuse à cause de lui. Lui dit : « attendez, j’ai terminé la mission, j’ai cassé la figure du nécromant et j’ai dispersé son armée, il n’y a plus de risques d’invasion. ». « Oui, mais il faut que tu y retournes pour rapporter tes justificatifs de frais. » Il répond que ça ne sert à rien et, comme il s’énerve, on lui balance la pire punition qu’on peut faire à un troll : on lui colle un stagiaire.

À partir de là, les choses ne peuvent que dégénérer…

Ce qui m’intéresse, c’est de créer une situation dans laquelle la moindre poussée sur un petit caillou en apparence solide entraîne une avalanche gigantesque. Dans le cas particulier du troll, le fait de lui confier un stagiaire, c’est l’exemple parfait. Tout dégénère et tout merde d’une façon passionnante pour moi avec la possibilité d’avoir des véritables dialogues surréalistes comme on en entend dans les réunions. J’ai toujours pensé que les salles de réunion étaient des endroits extrêmement dangereux, perturbateurs, et pas très sains et qu’il fallait y entrer avec une armure ou une façon de se protéger particulièrement efficace, généralement un café bien brûlant.

Ce qui m’intéresse, c’est de créer une situation dans laquelle la moindre poussée sur un petit caillou en apparence solide entraîne une avalanche gigantesque

Le deuxième roman dont je voulais te parler, et surtout pour sa suite, est un space-opera. Tu as écrit Étoiles mortes complété plus tard par Étoiles mourantes avec Yal Ayerdhal. Comment c’est passé cette collaboration ?

Étoiles mortes a été un livre que j’ai écrit seul au début des années 90 et qui a été publié par le Fleuve Noir en 91. Cette année-là, le Fleuve Noir a gagné tous les prix de Science-Fiction puisqu’Ayerdhal a remporté le Grand Prix de l’Imaginaire pour Demain une Oasis et moi le Rosny aîné pour Étoiles mortes. Le Fleuve Noir s’est senti obligé d’organiser un grand cocktail à Paris dans ses locaux. Moi je voulais absolument rencontrer Ayerdhal parce que ses livres m’avaient beaucoup impressionné. J’ai donc débarqué là-bas avec ma chère et tendre, sans savoir à quoi ressemblait ledit Ayerdhal. C’était avant le web, nous n’avions pas les photos des gens, donc on ne savait pas quelle tête il avait – sur les bouquins de Fleuve Noir, au dos, il y avait des paquets de cigarettes ce qui n’aidait pas à repérer les auteurs. J’ai vu une dame, l’air assez sévère, en noir, comme une vigie qui regardait les gens autour d’elle et je me suis dit qu’elle avait l’air d’une attachée de presse et que j’allais donc lui demander si elle le connaissait. Je me suis approché pour dire que je cherchais Ayerdhal, elle m’a demandé qui j’étais, et quand je me suis présenté, elle m’a empoigné, elle m’a soulevé – je fais quand même 90 kilos – et elle a crié « Yal ! je le tiens ! ». C’est sa femme. On a donc établi des liens de cette façon-là.

Quand il est arrivé, Yal m’a dit « Jean-Claude : il faut qu’on se parle ». J’ai répondu « Je suis venu pour ça ». On s’est barré du cocktail, on les a laissés papoter sans nous, on a passé une heure dans un bureau vide à se raconter nos vies et puis à partir de là, on a décidé qu’on bosserait ensemble. On a commencé par se corriger nos manuscrits et, à un moment donné, Yal m’a dit que ce serait bien qu’on écrive une nouvelle ensemble dans l’univers des Étoiles Mortes, pour laquelle on a commencé à rassembler des idées. Le résultat des courses a été une « nouvelle » de 800 pages. C’est devenu un gros roman parce que, comme d’habitude, quand il y en a un qui a une idée, il y a l’autre qui a une idée encore meilleure et une troisième idée apparaît par hybridation, et ainsi de suite. Il y a une espèce d’émulation, de compétition amicale et de complémentarité qui s’établit naturellement.

Pour finir, après 200 pages de notes diverses, on a vu apparaître cette espèce d’énorme machin qu’on a vaillamment escaladé, persuadés qu’on n’arriverait pas au bout. Et un jour, on a atteint le voisinage du sommet et on s’est dit : bah tiens, on peut le finir, après tout. On a cravaché les dernières semaines parce que l’éditeur disait qu’il fallait qu’il sorte à temps pour qu’il soit candidat au prix de la Tour Eiffel (et on a bien fait). Mais après, Yal et moi sommes énormément restés en contact. On a continué à travailler sur nos bouquins réciproques : il y a des bouts d’Ayerdhal dans certains de mes livres et des bouts de moi dans certains des livres d’Ayerdhal. C’était notre façon de rester proches et de bosser ensemble.

Il y a des bouts d’Ayerdhal dans certains de mes livres et des bouts de moi dans certains des livres d’Ayerdhal.

Pas trop compliqué de travailler à quatre mains ?

Non parce qu’il y avait un respect phénoménal de part et d’autre et surtout pour une raison particulière : Yal et moi sommes des cuisiniers. Chaque fois qu’on avait l’impression d’une divergence, qu’on s’était un peu perdu, on allait tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, faire la cuisine. Il me montrait comment il préparait son pot-au-feu – le pot-au-feu d’Ayerdhal est célèbre à juste titre ; moi je lui montrai mon cassoulet, je lui expliquais mon foie gras, il m’expliquait ses cardons. Quand tu passes des heures dans une cuisine à éplucher des carottes ou à préparer des cœurs de canard en buvant des coups (Bourgogne ou Bordeaux, on n’était pas sectaires), si le lien ne se crée pas, c’est qu’il y a un vrai problème !

On a réussi à se recadrer à chaque fois grâce à cette cuisine, à cette gourmandise commune et grâce au fait que nous avions envie que le livre aille au même endroit : peut-être pas de la même façon, mais on avait la même montagne à escalader tous les deux et donc on avançait de concert. Ça a marché et vraiment, on en a fait chacun 60% puisque nous avons éliminé des petits bouts à chaque fois. On est indiscernables dans ce roman et je pense notamment aux derniers chapitres. On écrivait tellement proche l’un de l’autre que l’auteur changeait toutes les 10 lignes. Et au final ça a marché. À la fin, l’avant dernière ligne est d’un des auteurs et la dernière ligne de l’autre.

Tes œuvres, c’est aussi un certain nombre de prix, Rosny aîné, Ozone, Tour Eiffel, Imaginales… ça fait quoi ?

Je vais te balancer le cliché habituel : ça fait toujours plaisir. Cela dit, y a deux choses qu’il faut considérer. La première c’est que quand le prix arrive, le bouquin qu’il récompense est sorti depuis déjà un certain temps et qu’on a la tête dans le guidon du suivant. Étoiles mourantes est un peu particulier parce qu’on a eu le prix de la Tour Eiffel pratiquement un mois après sa sortie donc ça a été très rapide, mais la plupart du temps, c’est un an après, quelquefois un an et demi. Quand on reçoit le prix, on est déjà dans le livre d’après. La deuxième, c’est toujours un peu perturbant un prix, parce que j’ai du mal à comprendre ce que signifie une récompense pour ce livre-là alors que le prochain livre ou celui d’après ou celui que je suis en train de commencer à imaginer me paraît beaucoup plus excitant. Donc je suis toujours ravi, mais toujours en décalage par rapport à ce genre de chose. Yal était encore pire que moi de ce côté-là. Mais il avait un sens très aigu de ce qui fonctionnait. Il disait que cela nous aidait à avoir des rapports de liberté avec l’éditeur puisqu’un prix, c’est aussi une attention portée sur toi, c’est aussi un bouquin qui se vend.

Quand on a eu le prix de la Tour Eiffel, ce qui était génial ce n’est pas qu’il y avait de l’argent à la clé, même si c’était intéressant. C’est surtout qu’il y avait des affiches dans tous les abribus Decaux de la capitale, pendant un mois, montrant la couverture du bouquin, avec « Grand prix de la Tour Eiffel ». Ce qui a entraîné un dopage des ventes absolument phénoménal parce que c’était l’époque – pratiquement en 2000 – où on n’était pas envahis de pubs littéraires comme nous le sommes maintenant. Donc on avait un peu innové sur ce domaine-là et cela avait vraiment aidé le livre à trouver son public – et accessoirement à générer des débats qui ont mis longtemps à s’apaiser. Après, chaque prix a sa particularité. Le prix Rosny aîné est un prix du public, donc directement des lecteurs, mais je l’ai eu pour Étoiles Mortes durant une convention où j’avais fini par préparer des spaghettis pour tout le monde, le jour du vote. Il y avait eu « quelques problèmes d’organisation », on va dire pour être pudique, et je me suis toujours demandé si j’avais eu le prix parce que j’avais nourri les gens qui votaient, la reconnaissance du ventre en somme. Je ne le saurai jamais.

Trois hourras pour Lady Évangeline est paru à l’Atalante cette année… Qui est Évangeline ?

Évangeline est une personne apparue dans une novella publiée dans Bifrost en 2011. C’est une adolescente très perturbée, pas nécessairement sympathique au premier abord, qui se trouve amenée à vivre des choses terrifiantes, il n’y a pas d’autres mots, comme se retrouver engloutie dans une ruche extra-terrestre, ce qui va profondément l’obliger à se transformer pour rester en vie. À ma grande surprise, alors que je n’étais pas du tout persuadé qu’elle survivrait à la première version du texte que j’avais écrit, non seulement elle a survécu, mais à la fin de la novella elle m’a dit « L’histoire est loin d’être terminée, tu ne sais pas la moitié de ce qui s’est passé, je vais t’expliquer. » Elle m’a tellement cassé les pieds que j’ai écrit le roman intégrant cette histoire en la développant, en l’enveloppant dans quelque chose de plus large. Ce qui est toujours un exercice compliqué puisque tu peux assez facilement continuer une histoire, il suffit de rajouter des péripéties, mais intégrer une histoire déjà écrite dans une histoire plus large t’oblige à te dire que tu as manqué quelque chose au début. C’était le cas.

Ce qui est curieux, c’est qu’Évangeline a survécu à tout ce que j’ai balancé sur son chemin et il y en avait ! Elle m’a bluffé, je dois dire. Ensuite, quand le bouquin a été terminé, publié, et que l’histoire m’a donné l’impression de fonctionner de façon autonome, un certain nombre de gens sont venus me voir en me disant « tu sais, cette Évangeline, on s’y est attaché, on aimerait bien la retrouver un peu plus tard, dans une autre aventure. Si tu as envie de nous la rebalancer dans les pattes, on serait assez partant ! » ce qui, j’avoue, m’a un peu surpris au début parce que ce n’est pas nécessairement le personnage le plus sympathique ni le plus confortable que j’ai créé. Je n’avais pas du tout prévu de suite. Mais c’est vraiment quelqu’un qui a ses fans et puis, surtout, c’est un personnage qui est encore là alors que le bouquin est terminé depuis près d’un an… Elle s’est incrustée à l’arrière de ma tête en me serinant « oui, je vais encore te dire des trucs, j’ai des aventures à vivre, je suis jeune ! » donc je pense qu’on finira par la revoir parce qu’elle refuse de mourir, tout simplement. Les personnages qui refusent de mourir sont passionnants. Je les aime pour ça.

Si je dis que ton roman débute par l’agression du vide… ça te va comme tournure ?

L’agression du vide ? Ce n’est pas le vide, c’est un nuage extrêmement ténu de petites unités autonomes et autoréplicantes. En temps normal, le nuage demeure dans un état d’existence extrêmement bas, il n’est pas conscient, c’est juste un amas d’unités minuscules (la taille d’une poussière) qui ont la faculté de se regrouper pour répondre à des problèmes locaux. C’est-à-dire que s’il y a un petit problème qui apparaît à un endroit, un certain nombre d’éléments du nuage se regroupent, forment une unité plus importante, plus complexe qui est capable de résoudre le problème. Une fois le problème résolu, cette unité se dissout et revient à l’état initial de nuage de micro-unités indépendantes. Sauf que, là, il se produit une énorme catastrophe : un vaisseau humain débarque sans le faire exprès en plein milieu du nuage et les tuyères brûlent une bonne partie des petits machins qui le composent. Donc le nuage est obligé de répondre en urgence à ce qu’il vit comme une agression – ce qui n’était pas le cas, mais il ne peut pas le savoir. Du coup, la totalité du nuage se mobilise, en commençant par des petites unités qui s’unissent en unités plus grosses et, très vite, le nuage a besoin que toutes les unités se regroupent, car il est en danger de mort. À ce moment-là, une conscience apparaît.

Le problème est que cette conscience n’a de justification que parce qu’elle a un ennemi. Si l’ennemi disparaît – et elle le fait disparaître – elle n’a pas de raison de continuer à exister. Elle peut se dissoudre en petits morceaux et revenir à l’état antérieur. Sauf qu’elle n’en a pas envie parce qu’elle est consciente, donc elle n’accepte pas l’idée de sa propre disparition, sa propre mort. Elle cherche donc un ennemi, une menace, pour justifier son existence.

Chercher un ennemi quand on est un nuage extra-terrestre, c’est très facile, surtout quand il y a des humains à proximité. Les choses commencent donc à tourner mal…

Ce qui m’intéressait, en tant qu’écrivain, ça a été de me demander « qu’est-ce qu’on va faire pour communiquer avec ce genre de structure consciente, afin de la convaincre de renoncer à ce qu’elle est. » Ce qui est totalement impossible. Donc j’ai essayé.

En fait, on voit bien que dans les deux aspects de l’histoire, d’un côté la ruche et de l’autre côté l’ambassadeur et le nuage, on est à chaque fois sur une question de communication. La communication est partout dans ton récit : entre l’ambassadeur et le nuage, entre Évangeline et la ruche et surtout entre Évangeline et son père.

Entre Évangeline et son père et aussi avec les membres du commando stationné à bord du vaisseau, dont le mode de communication efficace passe souvent par d’autres moyens que la parole. La communication est essentiellement non verbale, dans ce bouquin.

Évangeline, qui est la fille de l’ambassadeur, a été entraînée à cette notion de communication multimodes, parce qu’elle sort d’un milieu diplomatique. Elle a pu survivre dans la ruche en utilisant ses capacités personnelles : le fait qu’elle sache jouer du piano, qu’elle ait étudié les rythmes et la danse. À un moment donné, elle se trouve être, peut-être pas la bonne personne, mais au moins la meilleure personne dans le secteur pour tenter de communiquer avec un organisme-nuage qui ne sait même pas que les êtres humains existent et qu’ils ont un certain niveau d’intelligence – et qui de toute façon s’en fout complètement. Elle se retrouve dans une situation où elle va devoir parler et se faire connaître. Et elle retrouve tous les problèmes d’adolescence qu’elle a connus, car, quand on a 16 ans, le problème de chacun c’est d’affirmer « regardez-moi, j’existe… » C’est ce que te hurlent au visage tous les adolescents : sauf qu’à ce moment-là, ils n’y arrivent pas bien. En grandissant, ils apprennent à s’affirmer, à moduler leur voix, à se faire entendre sans être en conflit. Ce qu’Évangeline doit vivre vis-à-vis de son père, de la ruche ou encore du nuage, c’est ça, mais à la puissance 1000.

C’est une sacrée transformation d’adolescent que tu lui imposes !

C’est une sacrée transformation pour une ado, mais en même temps, c’est une personne passionnante. J’ai deux filles, j’ai vécu de plein fouet leurs adolescences qui n’ont pas toujours été simples et je me suis dit « il y a quelque part, un mal-être, une souffrance, une transformation, une transcendance que j’aimerai être capable de restituer dans la mesure de mes moyens ». Je ne suis pas sûr d’avoir tout compris, d’ailleurs. Je suis même sûr du contraire. Donc, j’ai travaillé avec Évangeline là-dessus.

Évangeline a vécu un an dans l’espace du bouquin durant lequel elle a dû se transformer un certain nombre de fois et accepter l’idée que la métamorphose, que l’acte même de se transformer, fera en permanence partie de sa vie. Pour moi, la science-fiction est la littérature de la métamorphose et elle l’incarne au plus haut degré.

Le fait d’être mise dans cette école, une punition du père, tenait déjà au fait qu’elle avait un mode de communication qui n’était pas uniquement oral : elle était déjà odorante.

Qu’elle était odorante, oui, avec des sécrétions corporelles et phéromonales plutôt fortes. Elle avait aussi une sexualité exacerbée, qui modulait son rapport aux autres. En fait son père se foutait de sa sexualité, mais il était obligé de réagir parce qu’elle avait un rang à tenir en tant que sa fille, et parce que sa communication était totalement solipsiste. Elle n’échangeait pas avec les autres, elle essayait de s’exprimer, de se faire entendre, mais elle n’écoutait pas ce qu’on lui disait. Donc son père s’est véritablement trouvé face à quelqu’un de totalement fermé, à qui il a dit « tu vas devoir apprendre à écouter ! ».

Dans ces cas-là, tu envoies la récalcitrante dans un lycée éloigné, comme quand on envoyait son fils rebelle à l’armée pour faire de lui un homme. C’est une situation un peu tordue, car c’est un univers dans lequel il n’y a pas véritablement de sexisme, on a dépassé cela depuis longtemps – les hommes et les femmes jouent des rôles équivalents. Il n’y a pas non plus de dimension moralisante côté militaire ou côté civil, on ne dit pas « la sexualité doit être ceci ou cela ». Dans cet univers-là, rien n’est interdit, la sexualité est un fait qui n’a pas vraiment de dimension morale. Du coup, on est dans une situation dans laquelle, comme tout est a priori acceptable, se faire accepter soi, avec sa propre spécificité, devient plus compliqué. Puisque tout est permis, tu n’es qu’une des variations possibles, pourquoi devrais-je m’intéresser à toi ?

Ton roman est humide, odorant… Tu as une inquiétude à la réception qu’il pourrait avoir, tu le trouves différent de tes précédents romans ?

C’est plus exacerbé, mais pas vraiment nouveau, puisque déjà dans Étoiles Mortes il y avait du toucher, des odeurs, une ville avec un côté organique très prononcé. J’ai toujours adoré le côté organique : j’ai étudié ça à mes moments perdus, j’ai fait de l’anatomopathologie pour pouvoir en discuter avec mon médecin de père, et j’avoue que le corps humain me plaît dans tout ce qu’il peut avoir de biologique : les tripes me fascinent, la circulation sanguine me fascine, la façon dont les muscles et les os des doigts s’articulent… Pour moi, c’est d’une beauté exemplaire. Le cycle de Krebs ou la manière dont fonctionne le pancréas, c’est magique !

J’ai toujours voulu écrire des livres dans lesquels il y a de l’odeur, du toucher, pas seulement de la vue et un peu d’ouïe. Je veux que l’ensemble des sens soit utilisé. C’était difficile, en particulier dans ce livre. Je savais que je prenais un risque : dès le début, je plonge Évangeline dans la pénombre, puisque la ruche est fermée, sombre, on distingue peu de choses. Ce n’est donc pas ce qu’Évangeline voit qui compte, mais ce qu’elle sent, ce qu’elle touche, ce sont les frôlements, ce sont les bestioles qui lui grouillent dessus, c’est le goût des capsules qu’on lui met dans la bouche pour la nourrir… Donc je me suis dit que j’allais rendre l’environnement sensoriel à la fois très présent et très dérangeant, ou tout au moins très inhabituel. Donc je savais qu’il y aurait des lecteurs que cela allait perturber.

Il y a des bouts d’Ayerdhal dans certains de mes livres et des bouts de moi dans certains des livres d’Ayerdhal.

Et, curieusement, des gens sont venus me voir pour me dire que ça les avait dérangés, mais dans le bon sens du terme : ils se sont rendu compte qu’effectivement, on était tous environnés d’odeurs plus ou moins agréables, et qu’on n’en parlait pas assez. Évangeline est très humide, très tactile, très odorante, elle a ce problème de surproduction de phéromones. Elle est hypersexuée et ça la rend encore plus difficile à supporter : c’est très dur d’être avec quelqu’un qui a cette espèce d’odeur très prégnante… Elle est dérangeante. Mais elle est comme ça, il faut vivre avec, il faut adapter son niveau d’interprétation, de ressenti, à ce qu’elle est.

Il y a tout un dialogue à construire et dans le même temps, ça la rend capable d’échanger avec des insectes, d’interagir avec un nuage dépourvu des cinq sens conventionnels de l’humanité. Ça me permet d’écrire des scènes qui sont probablement très dérangeantes, mais qui sont en adéquation avec l’histoire. Sinon, tu ne sais pas expliquer pourquoi la ruche a décidé de l’épargner, elle et pas les autres.

Par rapport aux Utopiales, tu interviens souvent autour de sujet sur l’humour… Il y a deux ans, tu étais intervenu sur la temporalité de l’humour et ça se ressent aussi dans tes écrits : on a l’impression que c’est un domaine qui te plaît bien ?

Pochette de l’album It’s my soul

Encore une fois, il ne faut pas confondre le travail sur une table ronde et le reste. Quand on participe à un débat, il faut être un orateur et donc faire passer des messages, des émerveillements, ou simplement transmettre des informations. J’ai été communication manager pendant très longtemps, j’ai appris ces métiers, j’ai fait du théâtre dans ma jeunesse, j’ai été conteur. Ce sont des choses que j’ai travaillées. Faire rire les gens, ce n’est pas difficile quand on aime ça. Tu as tout un tas de gens dans nos domaines qui y excellent. Si tu as déjà assisté à une conférence de John Lang par exemple, c’est difficile de se retenir de se faire pipi dessus de rire parce qu’il est vraiment très fort.

OK, je peux faire marrer le public, mais ce n’est pas ça le plus important, à mon avis. À un moment donné, je me suis retrouvé dans une situation un peu particulière dans le milieu de la SF, puisque je suis à la fois scientifique, communicateur autour de la science, vaguement expert dans un certain nombre de domaines spécialisés, écrivain, parolier et même un peu éditeur. J’ai plein de casquettes différentes et il y a des organisateurs de programme qui disent OK, je l’invite à parler dans ma table ronde en raison d’un aspect particulier de sa carrière, mais ce qui est intéressant c’est qu’il puisse expliquer aussi pourquoi cela marche avec tel autre aspect. Ce que j’aime, c’est établir des ponts, des liens entre les disciplines et les façons de penser que je connais.

Si tu prends le cas du Storytelling, du « racontage d’histoire » (Ndw : une des tables rondes des Utopiales à laquelle Jean-Claude a participé), la conférence d’hier m’intéressait énormément parce que je le pratique dans beaucoup de mes métiers, pas seulement comme écrivain. Pour un monteur de projets, Européens ou autres, le storytelling est un outil indispensable. Un projet scientifique est quelque chose que l’on doit vendre à des financiers quand on cherche de l’argent pour le réaliser. Et on le vend en racontant l’histoire attachée à ce projet. Ce n’est pas seulement « voilà ce que nous allons faire, techniquement parlant », c’est « regardez comment nous allons changer le monde ! ». Ce « Regardez comment nous allons changer le monde ! » c’est la forme noble de storytelling qui me passionne dans ces projets européens. Je le pratique aussi en tant qu’écrivain. La démarche est la même, mais les outils sont parfois différents. J’ai appris des choses durant cette table ronde, c’était bien !

Du coup, les gens me demandent souvent quelles techniques j’utilise dans un cas et pas dans l’autre, qu’est-ce qu’il y a de commun ou de distinct dans les approches de storytelling que j’utilise dans mes différentes vies. J’ai même créé des formations sur l’utilisation des techniques narratives de la Science-Fiction pour monter des projets européens. Au début les gens m’ont regardé en me disant que j’étais bizarre, mais en fait ça s’est très bien passé. À tel point que des gens qui avaient assisté à ma conférence sur le sujet m’ont ensuite demandé de venir faire des formations dans leur société. Comme elles n’étaient pas en concurrence avec Airbus (il y avait EDF, par exemple), mes chefs m’ont dit « OK, pas de problème, tu y vas. Ça peut créer des liens, c’est une bonne chose. » Donc je me suis retrouvé à parler de ça devant des parterres d’ingénieurs, c’était fun.

Quelquefois, on me colle dans des tables rondes parce que j’ai plusieurs casquettes, mais ce n’est pas la seule raison. Aux Imaginales comme aux Utopiales, il y a tellement d’auteurs et de tables rondes que tu te retrouves fatalement à en faire deux ou trois. Personnellement, j’adore ça.

Tu travailles sur quoi, actuellement ?

Maintenant, je ne bosse plus côté Airbus donc c’est une libération énorme. C’est aussi un regret, j’avais un boulot merveilleux, ma vie professionnelle a été riche et bien remplie. Mais je suis passé à autre chose. À présent, j’écris beaucoup de textes de chansons, je passe énormément de temps en studio avec le compositeur avec qui je travaille depuis 40 ans. J’écris aussi le troisième Troll, je suis en train de recommencer pour la troisième fois deux grosses novellas, et j’ai d’autres trucs sur le feu. Mon problème, justement, c’est que j’ai trop de projets en ce moment et que je suis un peu éparpillé. J’ai vécu une période stérile de quelques mois après ma retraite, je me suis un petit peu laissé vivre en me disant que je devais me calmer… Évangeline a été un gros morceau pour moi, j’ai eu besoin de le digérer. Revenir au Troll c’est quelque chose de confortable, mais justement quelque chose de peut-être trop confortable. Je sais où je vais, cela devient un travail de routine et je n’écris pas comme ça. J’ai donc essayé de me trouver un challenge, une motivation. Heureusement, un personnage incongru est apparu spontanément dans l’équipe que j’avais rassemblée pour cambrioler un dragon – je n’aurais pas dû le garder, car il n’a rien à foutre là… Raison pour laquelle je l’ai conservé. Le côté « ça n’a rien à foutre là donc je le prends » c’est très stimulant, car du coup, ça change toute la géométrie du bouquin que j’avais prévu et ça m’oblige à tenir compte d’une espèce de corps étranger dans ma chaussure et d’adapter ma démarche en conséquence.

Pochette de la l’album Zen and NoW

Donc, voilà où j’en suis. J’écris de plus en plus et je travaille avec mon compositeur à enregistrer plein de morceaux en français ou en anglais. On en est à notre quatrième album, qui est sorti il y a 5 mois. Je dis album parce qu’on fait des regroupements de 15 à 17 morceaux qui nous semblent aller bien ensemble (le dernier s’appelle Zen and NoW), mais en fait tous nos morceaux sont disponibles individuellement sur Deezer, Amazon ou Spotify… Cherchez le groupe NoW et les morceaux « La veuve Nelson » ou « Look at them now », par exemple, si vous voulez écouter ce que ça donne !


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