Réalisée par :Mail
Date :Mai 2004
=Allan : Pouvez-vous commencer par parler un peu de vous, avant que vous ne soyez publié ?
Pierre : Pas grand chose de très passionnant, à vrai dire : études de lettres, diverses expériences professionnelles dont la vente de jouets, de produits financiers, dencyclopédies en porte à porte, la librairie, le journalisme. Plus quelques tentatives plus ou moins délirantes de refaire le monde, des recherches tous azimuts dans le domaine de lesprit et de la pensée. Je nai finalement jamais eu de plan de quoi que ce soit, je me suis laissé porter par les événements, par les envies, je me suis engagé dans les chemins que mouvraient la vie.
Allan : Vous êtes arrivé tard à la lecture SF : quelles oeuvres vous ont marquées et quelles sont celles qui vous ont incité à prendre vous-même la plume ?
Pierre : Premier livre de SF, Chroniques martiennes, à lâge de 18 ans, en première année de fac, imposé par un prof ! Tard, effectivement. Mais une révélation : javais enfin trouvé le lien avec la mythologie qui avait enchanté mon enfance. Pour moi, demblée, la SF est apparue comme la littérature mythologique moderne, une tentative de réécrire le monde en tenant compte des dernières évolutions scientifiques. Les uvres qui mont le plus marqué à lépoque sont Dune, de qui vous savez, En Terre Etrangère, dHeinlein, la série des Fondations, dAsimov, Les Seigneurs de lInstrumentalité, de C. Smith, les Maîtres Chanteurs, de Card, plus une multitude dautres qui ne me viennent pas à lesprit. Je ne saurais dire lequel dentre eux ma donné lenvie décrire. Lenvie décrire, je men rends compte aujourdhui, je lavais depuis toujours. Les uns ou les autres mont sans doute donné lenvie de passer à lacte.
Allan : Vos textes nont pas été acceptés tout de suite : quel est le sentiment que lon ressent lors de ces premiers contacts manqués et comment fait-on pour tenir ?
Pierre : Ben, on se dit que le texte nest pas bon, on doute énormément de soi encore aujourdhui
bref, la crise de lécrivain maudit ! On tient parce que la vie est là, qui a ses exigences, parce que les enfants ont besoin de manger. Jai travaillé dur pendant sept ans sans plus penser à lécriture. Je gardais juste quelques contacts au cas où
Et puis tout sest déclenché dun seul coup : on ma proposé une série aux Presses de la Cité, et, dans la foulée, les éditions de lAtalante mont annoncé quils publiaient les Guerriers du Silence. Je me suis retrouvé subitement devant une montagne de livres à écrire, ce dont je nallais surtout pas me plaindre. En bref, je nai pas eu trop le temps de gamberger. Je nai rien maîtrisé non plus : encore une fois, la vie ma amené là où elle le voulait.
Allan : Par la suite, vous avez pourtant prouvé que vous êtes un auteur incontournable de la SF française : votre cycle de Rohel le Conquérant, comportant 12 volumes, a permis de vous lancer : quel regard portez-vous, douze ans après la publication du premier opus, sur lensemble du cycle ?
Pierre : Incontournable ? Les cimetières sont remplis de gens incontournables. Jai eu de la chance, cest tout. Dautre part, le cycle de Rohel comporte 14 volumes et non pas 12, répartis dans trois omnibus parus à lAtalante. Je garde un très bon souvenir de Rohel : comme cétait une série, que je devais en théorie écrire quatre volumes par an (en réalité trois
), lécriture est devenu un travail quotidien, et jai pu multiplier les expériences en toute liberté. Certains épisodes de Rohel ont été rédigés en même temps que Terra Mater et dautres livres comme Wang. Je garde une grande tendresse pour le cycle. Il ma transporté sur de nombreux mondes et ma fait rencontrer une foule de personnages, de créatures non humaines, danimaux, de civilisations, de décors.
Allan : et en règle générale sur lensemble de vos écrits ?
Pierre : Cest dur comme question ! Je ne suis jamais satisfait à cent pour cent de ce que jai fait (le fameux doute
) Je constate quil y a eu une évolution dans lécriture, et, quand je relis les plus anciens de mes ouvrages, je sursaute sans cesse. Je pense quon est un très mauvais juge de soi-même. Reste que tous mont apporté quelque chose, à divers titres. On me demande souvent lequel je préfère, je réponds toujours : est-ce quon demande à des parents de choisir parmi leurs enfants ? Ils ont le mérite dexister. Ils ont tous leurs défauts, mais je les aime malgré tout parce quils sont passés à travers moi.
Allan : En février est paru chez Au Diable Vauvert la suite de lEvangile du Serpent, Lange de labîme où nous sommes plongés au coeur dune Europe dévastée et soumise au fanatisme religieux
Quest-ce-qui vous a poussé à écrire cette suite maintenant ?
Pierre : Les événements justement. La montée du fanatisme religieux après le 11 septembre 2001. Un sentiment durgence face à ce choc des cultures quon nous promettait de part et dautre. Je voulais faire un truc sur lApocalypse après les évangiles, et lactualité men a fourni la matière. Je me suis dit : si on écoute les voix venus doutre Atlantique, si on mène cette croisade quelles appellent à hauts cris, nous risquons fort daboutir à un conflit épouvantable entre les religions. On tue beaucoup plus lorsquon le fait au nom de Dieu.
Allan : Votre écrit nest pas très éloigné de ce que pourrait être notre proche avenir, du fait des attentats terroristes ainsi que des positions prises par les gouvernements occidentaux
Quel regard portez vous sur ces évènements et peut-on dire que Lange de labîme est un sérieux avertissement sur ce qui pourrait nous tomber dessus dans les mois à venir ?
Pierre : Je pensais que les attentats de New York nous pousseraient à une réflexion sur les équilibres du monde. Or la réponse occidentale a été de désigner un axe du mal, des pays du mal, et de lancer une expédition contre lIrak (sans se souvenir que lembargo sur lIrak avait décimé plusieurs centaines de milliers de personnes en 12 ans et consolidé lépouvantable régime de S. Hussein). Une réponse bien dans la manière des démocraties occidentales, toujours promptes à donner des leçons et à ménager leurs intérêts vitaux. Ces mêmes démocraties qui nont pas hésité à soutenir S. Hussein lorsquil servait leurs intérêts. Lhypocrisie incarnée. Le terrorisme est, à mon sens, le signal quon a atteint un point de non retour. Les extrémismes, les fanatismes croissent dans les terreaux que nous, occidentaux, avons rendus fertiles en exploitant sans vergogne les richesses mondiales et en humiliant certaines civilisations. Et nous nous étonnons de recevoir de temps en temps quelques bombes sur la tronche ! Ça ne risque pas de sarranger avec la mondialisation du tout économique, la religion de la Sainte Croissance. Encore une fois, il devient urgent de redéfinir le monde, ou bien il nous sautera à la figure. Et de déclarer que chaque être humain, quels que soient son sexe, son âge, sa race, sa nationalité et sa religion est un être élu, magnifique, digne de toutes les attentions, et mérite autant que les autres de vivre sur la terre des hommes (ceci pourrait être la base dune nouvelle déclaration des droits de lhomme).
Allan : Ce qui mamène à vous poser une question par rapport au rôle de lécrivain de SF dans la société ; vous considérez vous comme uniquement un auteur de fiction ou pensez vous que lauteur SF à une « mission » ou un rôle plus important à jouer ?
Pierre : Je crois tout simplement que jécris pour changer le monde, en toute simplicité. Blague à part, je naurais pas la force daller jusquau bout de mes romans si je nétais pas accroché à lidée que jallais changer quelque chose, même dinfime, chez mon lecteur. La SF a pour moi deux fonctions essentielles : susciter lémerveillement et faire réfléchir. Lémerveillement par le biais du décalage spatio-temporel, les abîmes creusés par les sauts dans lespace et dans le temps, la découverte de mondes extraordinaires ; la réflexion parce que la SF reste lune des rares littératures à sintéresser à lévolution de notre monde, à élaborer des futurs possibles sur un socle de présent ; fonction laboratoire, donc. Elle nous parle de nous en tant que devenir, elle étudie par conséquent les caractéristiques de notre réalité présente. Il ne sagit pas dune mission sacrée, je pense seulement que cest inhérent au genre. Un roman de SF est dautant plus fort quil senracine dans notre histoire, quil se tient sur cette ligne chronologique qui relie passé, présent et futur. Et quil joue à fond le jeu romanesque.
Allan : les événements que vous décrivez sont-ils uniquement une vue de lesprit ou craignez-vous réellement ce qui est annoncé ?
Pierre : Cest, je le répète, un embranchement possible de notre présent. Jai essayé de le rendre le plus crédible possible, même si certains arguent quil ny aura plus jamais de guerre frontale, que ne connaîtrons pas de régression technologique telle que décrite dans le livre. À vrai dire, on nen sait rien. Rien du tout ! Personne ne peut prédire le futur. Jai seulement tenté de pousser les lecteurs à la réflexion, à les emmener de lautre côté des miroirs.
Allan : Quel est votre opinion sur les évènements qui se déroulent en ce moment même : enlisement du conflit americano-irakien, terrorisme,
et même par rapport au sentiment antisémite et anti islam dans notre pays ?
Pierre : Jai déjà dit un peu ce que je pensais du conflit en Irak. Jajouterai quil est illégal sur le plan international, quil sert quelques intérêts particuliers et sûrement pas lintérêt général (même sil ne se révèle pas si rentable que ça, finalement), que, si les nations se mettent daccord pour virer tous les dictateurs de notre belle planète, il faut durgence cesser de les classer en amis ou en ennemis selon les besoins du moment, donc cesser de penser en termes économiques. Redéfinir les équilibres. Déclarer chaque homme digne dêtre inclus dans la grande famille humaine, etc, etc
Ce conflit est dautant plus navrant quil amorce justement le choc des civilisations et nourrit la vague islamophobe qui déferle sur le monde occidental. Les trois religions du Livre, judaïque, chrétienne, musulmane, portent en elles des germes de discorde, de racisme, dexclusion, parce quelles divisent les hommes en deux camps, les juifs et les goys, les chrétiens et les païens, les musulmans et les infidèles. Bons et méchants. Amis et ennemis. Parce que Dieu, dans les trois, est perçu comme une entité extérieure, un dieu jaloux, une autorité suprême dont les ordres ne peuvent pas être discutés. La dualité, la recherche permanente de la légitimité. La dualité débouche forcément sur des conflits. À chacune des trois religions de se réformer, de revenir à lessence des religions qui est de relier, relier chaque homme à lui-même, chaque homme aux autres hommes, chaque homme à son environnement. Revenir à la vision unificatrice. Ramener les hommes à leur source, à leur responsabilité. Ou je crains quil ny ait jamais de solution aux conflits humains. Aucun peuple na le droit de sarroger Dieu. Le soleil brille pour tout le monde.
Allan : Comment présenteriez vous cette suite aux lecteurs et quel rapport avec le premier opus ?
Pierre : Ce nest pas une suite véritable, plutôt lexploration de la face sombre du prophète. Tandis que le premier opus sintéressait à sa face lumineuse. Le prophète lumineux, Vaï Kaï dans lEvangile du Serpent, ouvre une fenêtre nouvelle sur le monde, invite les hommes à retrouver la maison de toutes les lois, cest à dire leur état source, afin de les délivrer des désirs et des possessions. Il convie donc à la libération. Le prophète sombre, larchange Michel dans lAnge de lAbîme, exploite quant à lui les vieux mécanismes de la division pour consolider son pouvoir et empêcher les hommes de sévader de leurs propres prisons. Le « côté obscur de la force » qui fascine tant les hommes. Dans lAnge, les deux héros évoluent sur un théâtre dombres, une ombre projetée de lautre monde selon certaines mythologies anciennes. Prisonniers de lillusion, ils cherchent à passer dans les coulisses, de lautre côté du décor.
Allan : Pourquoi avez-vous choisi pour les deux volumes par ailleurs de lier la religion ou une forme certaine de spiritualité à la quête des héros ? Le catholicisme de lEurope est très nettement extrêmiste
pire que lIslam même sur certains aspects
Pierre : Je pense très sincèrement que lêtre humain continuera de souffrir tant quil nempruntera pas la voie spirituelle dégagée de tout dogme, de toute structure. Le livre oppose justement les tenants de lorganisation religieuse et les esprits en quête de liberté. Lextrémisme, je crois lavoir dit plus haut, est naturellement lié aux religions dualistes. Si on apprenait à voir Dieu dans chaque être humain, quel quil soit, il ny aurait plus de recherche de légitimité, plus de séparation entre bons et méchants. Le christianisme a longtemps fait preuve de son intolérance, et je crois quil est tout à fait capable de recouvrer ses vieux réflexes de rejet (voir le gouvernement des EU, des fondamentalistes chrétiens, voir les innombrables attaques islamophobes
) Pourtant, quand on lit lEvangile, on est stupéfait par luniversalisme des paroles du Christ. Islam, Judaïsme, christianisme, aucune des trois religions nest pire que lautre. Les mécanismes de division sont exactement les mêmes, les mêmes dailleurs que ceux qui régissent les sociétés humaines sur tout le globe terrestre. À nous de les étudier et de les démonter.
Allan : Quels sont vos projets ? Jai cru comprendre de mon échange avec Ayerdhal que vous envisageriez une oeuvre commune ?
Pierre : Les projets immédiats : un roman de fantaisie historique dans le cadre de la Révolution et des guerres de Vendée. On tourne autour du projet avec Ayerdhal, il finira bien par se faire.
Allan : Avez-vous visité Fantastinet et si oui quen avez-vous pensé ?
Pierre : Pas encore, à ma grande confusion. Négligence que je me promets de réparer au plus vite.
Allan : voulez-vous ajouter quelque chose ?
Pierre : Juste un grand merci à vous de trouver de lintérêt à mes textes.