Retrouvez l’actualité des littératures de l’imaginaire (Science-Fiction, Fantastique, Fantasy, et autre) ainsi que des interviews de celles et ceux qui les construisent.

Entretien avec Hervé Le Tellier

Il est des rencontres qui marquent. Durant ces Utopiales, j’ai eu la chance de pouvoir échanger avec Hervé Le Tellier, et nous n’étions que peu, autour de son roman L’Anomalie, prix Goncourt 2020 chez Gallimard et réédité en juin 2022 chez Folio SF.

Une occasion unique de discuter écriture et Science-Fiction !

Je vous invite si vous n’avez pas lu le livre à prendre en compte que l’interview contient de nombreuses informations sur l’intrigue, vous voilà prévenus 🙂

Pour commencer, je voulais savoir quel parcours vous aviez eu, qui vous a mené jusqu’à L’Anomalie et jusqu’au Goncourt ? Vous écrivez dans beaucoup de genres et de formats différents, qu’est-ce qui vous anime ?

Il y a plusieurs manières de répondre à ça. D’abord, je fais partie des auteurs qui ont commencé à écrire très jeune même si j’ai publié tard. J’ai commencé à écrire à l’âge de quatorze – quinze ans, dans un processus d’imitation. J’aimais beaucoup des auteurs comme Boris Vian ou Jacques Sternberg, qui est un auteur très oublié tout comme Frédéric Brown. Évidemment, je tentais des expériences de type de novellistiques qui s’approchaient de ce que je pouvais lire et que j’aimais déjà. J’aimais déjà énormément le format court.

J’ai d’abord fait des études de sciences de mathématiques très longtemps. J’ai réussi un concours de journalisme et j’ai arrêté les mathématiques pour des raisons qui étaient tout à fait valides. Je n’étais pas un très bon mathématicien et en mathématiques, il faut être très bon, sinon ça manque un peu d’intérêt. J’aurais été un bon passeur, comme on dit. J’aurais été sans doute un bon prof de fac, mais je n’aurais jamais donné mon nom à un théorème… ce qui était quand même mon but ultime dans la vie : avoir un théorème de Le Tellier. Mais voilà, il n’y a même pas eu une conjecture, même pas un dilemme, rien.

…ce qui était quand même mon but ultime dans la vie : avoir un théorème de Le Tellier

Donc j’ai arrêté, je suis devenu journaliste. Du journalisme d’écriture, qui est à la fois très exigeant en termes de rapidité, de fluidité, de didactique et même de simplification au niveau strictement littéraire : les phrases sont des phrases faites pour être comprises tout de suite. Au point qu’un jour, à l’époque où il existait ce qu’on appelait des BBS, qui étaient des systèmes de bases de données avant même le Web, dans lesquels on pouvait acheter de la documentation, j’avais commencé à lire un article, on avait le droit de lire une page, et il y en avait 30 derrière. Je me suis dit qu’il valait le coup… J’ai acheté l’article que j’avais écrit deux ans avant. Donc je me suis acheté de mes propres articles.

Ce qui veut dire que l’écriture journalistique est tellement plate, tellement écrasée qu’on ne peut pas se rendre compte de ce qu’on écrit. C’était dense, ça avait toutes les qualités des articles, mais ça n’avait aucune qualité littéraire.

J’ai commencé à publier ensuite des nouvelles dans un journal qui était d’abord des nouvelles de Cocktail. Ensuite, j’ai fait des nouvelles autour des pâtes puisque je travaillais dans un journal La Fabrique qui à l’époque était gastronomique, mais aussi tendance et vêtements,  tout ce qui peut concerner justement les fabrications de l’époque. A la suite de cette première publication, j’en ai publié une seconde qui était un roman qui s’appelait Le Voleur de nostalgie. Après je n’ai plus fait qu’écrire. J’ai arrêté le journalisme et j’ai eu un petit succès avec ces deux premiers livres qui étaient juste suffisants pour pouvoir en vivre. J’ai en suite et en général, publié un livre par an, petit ou grand. Ce qui fait qu’aujourd’hui, j’ai environ 35 livres derrière moi. J’avais aussi la chance d’être traduit, ce qui veut dire que ça faisait des revenus annexes qui permettaient à un auteur de survivre.

J’ai habité Paris durant mes années journalistique. J’avais acheté un appartement, ce qui me permettait aussi de ne pas être trop tenu à la gorge par les coûts de l’immobilier à Paris. Donc ça faisait un ensemble de choses qui faisaient que j’étais assez tranquille financièrement parlant, et je pouvais me consacrer à l’écriture, même avec des revenus qui étaient une fois et demie le SMIG… tout à fait suffisant pour moi à l’époque.

J’ai commencé à publier dans trois directions qui sont pour le premier le texte court, c’est à dire le fragment, la poésie. Un deuxième outil de travail qui était le théâtre. J’aime beaucoup le théâtre. D’abord, c’est moins solitaire que l’écriture de romans. Ça l’est au début, mais au bout d’un moment, ça le devient beaucoup moins. C’est assez gratifiant parce qu’il y a des gens qui, à la fin, applaudissent alors que jamais les gens n’applaudissent un roman. Et puis le roman, qui était une forme plus longue et qui exigeait de moi de la disponibilité, disons sur le long terme, très supérieur aux textes courts.

C’est à dire que pour me mettre dans un roman, il fallait parfois 5 h, 6 h par jour pour trouver le moyen de m’élancer sur une, trois ou quatre, cinq pages. Parce qu’en 2 h, on n’a pas le temps. En 1 h et demie, on n’a pas le temps de faire un roman. Donc il fallait de la disponibilité pour ça et je n’avais pas tout le temps. Donc voilà, c’était sur ces trois pieds que je marchais. Le texte court, le théâtre et le roman. J’ai fait beaucoup de styles de romans et beaucoup de styles de formes courtes. Donc je me suis lancé dans des romans intimistes, des romans familiaux, des romans qui s’apparentent au polar. Avec Le Poulpe, j’ai eu une expérience d’écriture avec Jean-Bernard Pouy. Ce n’était pas trop ma cam, le Poulpe, puisque je n’avais pas le temps du tout de rentrer dans du style. C’était vraiment aussi efficace que mon écriture journalistique, mais un petit peu différent : nous avions un mois et demi pour écrire le livre. J’y arrivais mais ce n’était vraiment pas la chose dans laquelle j’étais le plus à l’aise.

c’est un peu comme les toilettes, on le rendait aussi propre qu’on l’avait trouvé

J’avais aussi touché un peu à la SF avec mon premier roman non publié dont j’ai vu ensuite que King avait sorti à peu près l’équivalent qui s’appelait Dôme. Donc j’ai fait “merde”, voilà. J’ai eu deux grosses déceptions comme ça. J’avais écrit ce premier roman qui tournait autour de l’idée d’isolation sous une forme de sphère. C’est très différent de Dôme quand même. Puis un deuxième roman qui ressemblait énormément à un film que j’ai adoré et que j’ai vu un an plus tard, au moment où je suis en train de le finir et qui s’appelait Un jour sans fin.. Donc, c’était un mec qui revivait tout ça en une journée et un copain m’a dit en le lisant parce que je lui avais fait lire « mais dit ça fait combien de temps que tu n’as pas été au cinéma ».  Et je lui ai dit un certain temps et à ce moment-là, j’ai vu le film de Harold Ramis avec Bill Murray et Andy Mc Dowell.  Donc je l’ai vu et je suis d’accord. C’était beaucoup mieux dans le scénario que ce que j’avais fait moi. Donc voilà, j’ai toujours été dans des univers où je ne me cantonnais pas à faire du roman, comme en font beaucoup les Français qui, au fond, n’intéressent que moyennement.

J’avais une petite question par rapport au Poulpe :  comment, en tant qu’écrivain, on s’intègre dans un cycle plus long où il y a eu différents acteurs ?

Ce n’est pas compliqué, ça. D’abord, parce je suis membre de l’Oulipo. Donc l’idée de la contrainte où on s’adapte à un cahier des charges imposé, ça ne me dérangeait pas du tout ; l’idée de venir après d’autres, ce n’était pas compliqué non plus parce qu’en fait, on venait après au sans vraiment venir après d’autres.

Les aventures du poulpe se lisent indépendamment les unes des autres. Il n’y a pas de chronologie. On ne tient pas compte de ce qui a été écrit avant nous et on doit remettre un texte qui fait qu’on n’a pas à tenir compte non plus de ce qu’on a écrit. Nous, on rend le personnage avec autant de doigts, autant d’yeux que ce qu’il avait en arrivant. Voilà, c’est un peu comme les toilettes, on le rendait aussi propre qu’on l’avait trouvé. Il n’avait pas non plus avec Cheryl, il continuait à avoir le même âge, et cetera Donc il y avait cette idée qui était à la fois intéressante du cahier des charges et aussi cette impossibilité qu’on avait de modifier le personnage : il ne pouvait pas mourir, il ne pouvait pas blesser, et cetera ou alors blessé très, très discrètement. Donc ce n’était pas très contraignant, beaucoup moins que ce qu’on croit. Il n’y avait pas d’interactivité. Si on veut, c’était un cahier des charges qui devait se répéter à chaque fois. Donc ce n’était pas compliqué. Et puis, il y avait aussi une très grande diversité stylistique chez ceux qui se donnaient à l’aventure du Poulpe. Donc il y avait des très bons romanciers, moins bons romanciers, et le tout faisait une série sympathique avec quand même quelques très mauvais, mais bon.

Revenons maintenant à l’Anomalie.  Quand je l’ai lu, j’ai eu l’impression que deux thématiques principales ressortent. Il y a la question du double. Et sur cette question du double, on voit que chacun des personnages se retrouve avec un comportement différent face au sien. C’était un des éléments centraux que vous vouliez mettre en avant ?

Oui, le premier thème, c’était effectivement ça. C’était même d’ailleurs le thème essentiel. Après, j’ai trouvé une deuxième manière de le poursuivre. Mais au début, c’était ça qui m’intéressait. C’était comment on réagit chacun face à notre double. Et donc j’ai construit des personnages.

J’ai construit un schéma qui est un schéma de réaction par rapport à une situation donnée qui était la confrontation à soi. Et ce schéma me disait qu’on pouvait réagir de manière intense ou de manière faible et de manière agressive ou de manière extrêmement positive… jusqu’au sacrifice. J’avais des collaborations, j’avais des ennemis, j’avais des amis, j’avais des gens qui étaient indifférents l’un à l’autre et j’avais différents types de situations qui justifiaient qu’on puisse s’aimer, s’affronter, collaborer. Chacune de ces situations exigeait un type de personnage. Donc, j’ai fait ce qu’on appelle une distribution et j’ai associé chacune des situations à un personnage : c’est ce qu’on ne fait jamais dans un roman. C’est un roman complètement inversé en termes de logique par rapport à un roman classique dans lequel on a un personnage qu’on va précipiter dans toute une série de situations différentes : là j’avais une situation unique et tout un panel de réactions à cette situation. J’ai construit huit personnages qui me paraissaient essentiels, qui vont du tueur à gages qui, lui, décide de se supprimer, en passant par la jeune femme enceinte qui décide de se sacrifier en allant jusqu’au musicien homosexuel nigérian qui, lui, décide de trouver dans son double un allié pour arriver enfin à sortir de son drame intime qui est le fait qu’on ne peut pas être homosexuel et vivre en Afrique ; en passant par celui qui n’arrête pas de mourir et qui confronte sa femme à un deuil permanent ; celle qui va devoir collaborer avec une autre mère pour partager son propre fils.

Cette question de la garde partagée, qui est toujours un drame dans les couples et dans ce type de situation, devient un peu spéciale avec un fils qui trouve une solution qui est une solution de probabilité aléatoire avec un jeu vraiment aléatoire au sens du mot alea qui veut dire dés pour savoir avec quelle mère il va passer les quelques jours qui suivent.

Je trouvais que ça fonctionnait, c’est à dire que j’arrivais avec ça à construire une un système narratif qui marchait bien. Toute la question était de savoir comment je le structurais, comment je faisais pour que ça devienne une histoire qui était presque un conte de fées, un conte moral pour éviter ce que je déteste dans le fantastique et le surnaturel. J’aime quand les choses sont matérielles, matérialisées, matérialistes.

Puis j’ai repensé à cette conférence et c’était le deuxième thème qu’on allait aborder : celui de la virtualité. J’ai pensé à la conférence de Bostrom que j’avais vue il y a il y a 20 ans maintenant, en 2002 et que j’avais regardé avec beaucoup d’intérêt sur l’idée de simulation : je me suis dit c’est le moment de l’utiliser dans un roman. Je sais que cela avait déjà été fait, dans des séries comme Black Mirror par exemple. Je n’avais aucune prétention du tout d’inventer quelque chose de neuf.

D’ailleurs, tout a été fait. Il suffit juste d’avoir un peu de culture générale pour savoir que l’homme invisible, ça date de Platon. Ce n’est pas la peine de s’imaginer une fraction de seconde qu’on va inventer quelque chose de neuf… mais on peut en revanche avoir l’espoir de le faire de manière nouvelle… Même si encore, il y a des gens qui inventent des choses neuves comme à leurs époques Jules Verne, H.G. Wells, Philip K. Dick. …

Mais aujourd’hui, c’est quand même un peu compliqué. Il faudrait qu’on ait un vrai changement de paradigme mental pour arriver à trouver des choses vraiment neuves. On a du mal à imaginer des choses qui ne soient pas, des combinatoires de tout ce qui a déjà existé auparavant.

Tolkien a inventé un monde. A la limite, à sa manière. J.K. Rowling a inventé un monde, mais ce monde préexistait dans d’autres livres avant : elle a simplement rassemblé des choses qui préexistaient pour en faire un univers cohérent. Si on prend H.G. Wells, s’il invente La Guerre des mondes, Mais La Guerre des mondes existait avant lui. C’est un livre de Rosny Aîné qui s’appelait Les Xipéhuz  et qui date de 40 ans avant, parce que Rosny Aîné d’un auteur du 19ᵉ, très imaginatif et qui invente aussi La guerre du feu. Il existe toujours quelque chose qui nous préexiste et qui préexiste à l’œuvre qu’on va écrire. Il faut simplement se dire que l’on prend le risque de ne même pas avoir lu l’œuvre qu’on va plagier.

Et on va plus tard découvrir un plagiaire par anticipation dont on ignorait l’existence. Le concept de plagiaire par anticipation est un concept oulipien qui est juste, qui dit qu’on peut découvrir un jour quelqu’un qui a fait comme nous ailleurs, un autre d’une autre époque et dont on ignorait l’existence et qui nous a donc plagiés par anticipation puisqu’on ne l’a pas plagié nous-même. On ignorait qu’il existait et c’est un concept fort parce que d’abord, ça n’interdit pas de créer et au contraire, ça stimule la création. Ça stimule aussi la connaissance et l’érudition, parce que cela veut dire qu’on va quand même se renseigner pour ne pas être pris au piège, raconter de manière naïve l’arrivée des extraterrestres sur Terre parce qu’on n’a pas lu La Guerre des mondes. Mais on va au moins avoir une capacité à créer sans être bloqué par l’idée que quelque part, quelqu’un l’a déjà fait. Ce n’est pas grave, quelqu’un quelque part l’a déjà fait. Et si on connaît bien la science-fiction, on sait qu’on peut le faire différemment.

Il y a quelques livres qui m’avaient beaucoup marqué Une guerre aux invisibles d’Eric Frank Russell, les livres de Clifford D. Simak ou d’Isaac Asimov. D’ailleurs, ce dernier a écrit les robots, mais avant les robots, il y a Karel Čapek qui invente le mot robot. Il invente aussi la guerre des salamandres, Jacques Spitz, la guerre des mouches à chaque fois qu’il y a un animal pour dire qu’il y a une guerre qui va avec. C’est plus facile de le faire contre les éléphants parce que c’est gros contre les mouches. Mais il y a toujours moyen de trouver dans l’univers de la littérature et de la littérature de genre, si tant est que ce terme ait du sens, quelque chose qui s’apparente à ce qu’on va écrire et ce n’est pas grave, l’important, c’est de le faire de manière sincère et de le faire avec une absence de peur que ce qui a été fait avant, parce qu’on sait que puisqu’on le fait de manière autonome et qu’on le fait sans savoir que ça existe, on le fait de manière unique, même s’il y a des points qui vont être convergents.

On m’a signifié à un moment donné qu’une série commence exactement comme l’anomalie. Ça m’a fait mal. Il s’agit de Manfiest. Et alors ? Je ne savais pas que ça existait. Mais de toute façon, ça ne peut que commencer comme ça parce qu’ils appliquent des protocoles de sécurité pour les avions que j’ai moi-même tirés d’interviews avec des pilotes. Donc s’ils ont fait le même boulot, ils ont le même résultat et donc oui, c’est documenté comme je suis documenté. Et effectivement, le premier moment, j’ai vu le premier épisode quand c’est arrivé sur Netflix, il y a un an, le mien était sorti il y a deux ans. Je me suis marré en me disant mais ce n’est pas possible. Et en fait, le film est sorti bien avant, en 2018 aux États-Unis. La série dont j’aurais pu voir ce début-là, j’aurais peut-être fait différemment. Je ne l’ai pas vue donc, mais de toute façon, ça correspond exactement à ce qui se passe lorsqu’un avion surgit dans le ciel et qu’il y vient de nulle part. On pose vraiment la question de savoir qui est le pilote, qui est qui sont les noms des passagers, c’est un protocole de sécurité qui est tout le temps adopté. Donc c’est la même chose à part qu’eux, il n’y a pas de double. Eux il y a 5 ans de différence. Je trouve ça moins intéressant que mon hypothèse à moi : le côté double est  intéressant, et simplement, trois mois pas cinq ans.

Pour moi, il y a deux choses qui sont intéressantes. Nous avons des doubles, chacun / chacune avec leurs secrets : quand à leur métier, leur famille, leur intimité… Trois mois, avec la rencontre avec leur double challenge un peu le côté où j’en suis dans la communication de mon secret.

On a tous un secret, c’est ça le truc. Je pense qu’il n’y a personne, qu’il n’y a pas de secret. Donc ce n’était pas très compliqué d’avoir l’idée que chacun ait un secret. Simplement un secret parfois, il est soit d’ordre sexuel, soit de l’ordre intime, quelque chose qu’on ait caché aux autres, soit il peut être des  frayeurs, des phobies.

Fondamentalement, je pense que la plupart des secrets tournent autour des phobies et du sexe. Le reste, sauf les tueurs à gages, évidemment ou des situations extrêmes, comme par exemple lorsqu’on a changé de vie sans oser le dire à personne ou a une double vie complète. Comme Jean-Claude Roman, qui n’a jamais réussi ses études et qui finit par tuer sa famille. L’histoire de l’Adversaire, de Carrère. Et cet homme qui a fait croire à tout le monde qu’il était médecin.

Mais bref, cette idée d’un secret intime est vraiment très puissant. Je crois que tout le monde a un secret, et même plusieurs. Et donc c’était intéressant d’explorer ces choses-là. J’ai fait une liste du secrets possibles, comme j’avais fait mon casting avec les personnages et ça va très vite, c’est à dire que ça se fait très naturellement. On trouve les huit grands types de secrets qui sont cachés la maladie secrète, le cancer qui reste un secret jusqu’au moment où il est découvert. Un secret vraiment très, très intime, qu’on ne connaît même pas jusqu’à la vie amoureuse homosexuelle qu’on est forcé de cacher parce qu’on vit dans une société qui ne sait pas tolérer jusqu’à la double vie.

Par rapport au contexte même du roman, et sur les exemples que vous citez, on voit que vous avez une grande culture de la SF.

Oui une culture SF qui est une culture SF ancienne : elle s’arrête aux années 80 donc il y a 40 ans, ce qui ne me rajeunit pas.

J’ai une très grande culture du XIXᵉ siècle, alors l’air de rien, ça fait quand même du monde en SF y compris Cyrano de Bergerac du début du 20ᵉ et jusqu’à Philip K. Dick pour la culture du science-fiction américaine ou même française avec des auteurs comme Jean-Pierre Andrevon que je connaissais ou Jacques Sternberg que j’aimais beaucoup. Jacques Sternberg  ne faisait pas juste de la science-fiction. Avec  La sortie est au fond de l’espace qui reste de la SF, il se contrefout que les fusées existent. Ce n’est pas du tout son truc.  Après, il y a des déclinaisons, des choses nouvelles qui apparaissent, l’Héroïc Fantasy par exemple. On voyait la chose naître, mais on avait déjà Robert Heinlein, qui était une sorte de précurseur. On avait Frank Herbert avec Dune qui lançait des idées fortes.

Et aujourd’hui, qu’est ce qui est adapté ? C’est encore des choses assez anciennes parce qu’elles sont déjà hyper puissantes, sauf quelques unes qui partent de rien et font du nouveau comme La Guerre des Etoiles qui est juste un scénario… parce qu’on sait faire des trucages et qu’on a envie de jouer avec ça. Mais aussi Arthur C. Clarke qui va donner 2001 : tous ces gens-là existent au moment où je commence à arrêter d’en lire, mais j’en ai lu jusqu’à ce moment-là, après je ne connais plus très bien.

C’est un regret et en même temps, après, je me suis fait une culture  classique. J’avais beaucoup fait le tour en science-fiction. J’ai retrouvé beaucoup de choses que j’avais déjà lues et en revanche, au niveau classique, je n’avais pas lu tout Zola : j’ai donné la priorité à ces classiques parce que je trouve un plaisir immense à lire Flaubert ou à lire Balzac, à cette littérature classique que j’avais mal lue quand j’étais ado. Et à 25-26 ans, je me suis lancé là-dedans à corps perdu.

Quand on écrit un roman comme l’anomalie, est ce qu’on s’attend au Goncourt et est ce qu’on s’attend dans la foulée à avoir une proposition d’adaptation ?

Deux choses très différentes.

Le Goncourt, on ne s’y attend pas mais c’est plus facile de l’avoir dans certaines conditions. J’étais dans les bonnes conditions pour avoir changé de maison d’édition. Je suis arrivé chez Gallimard, le livre ne marchait pas si mal. J’étais en première liste du Goncourt et sur toutes les listes de prix. J’étais nommé au Renaudot, Médicis, notamment. J’étais très étonné parce que le livre sortait vraiment des critères habituels d’attribution. Sur les prix. J’avais été sélectionné dans tous les prix, sauf l’Interallié, mais on ne peut pas être partout. Et donc après, j’étais dans la liste du dernier du Goncourt. J’ai regardé les autres camarades qui étaient en lice. Il y avait de très bons livres. Camille de Toledo avaient écrit un livre sur la vie de Thésée qui était très beau ; il y avait le livre les impatientes qui parlaient du mariage forcé ; il y avait le livre de Maël Renoir qui parlait du Maroc au 19ᵉ. Tout le monde avait sa chance. Le mien avait des qualités d’évasion qui étaient des qualités d’imagination que peut être, on trouvait de manière un peu moins exacerbée chez les autres.

Et puis il y a eu la bande rouge et il s’est passé un phénomène que je ne maitrisais plus du tout, c’est à dire le succès planétaire de ce bouquin :  il s’est vendu quand même en 47 langues, ce qui est quand même dingue avec des choses où, je suis mort de rire. Comme l’armée coréenne qui en commande 11 000. Pourquoi ? Des choses un peu drôles comme ça.

La deuxième question, c’est celle de l’adaptation. Ce livre, L’anomalie, est clairement un hommage au cinéma. Je veux dire, ça se voit. Il y a des scènes de cinéma. Il y a les 2001, l’Odyssée de l’espace, il y a rencontre du troisième type. Il y a Docteur Folamour avec la salle du Docteur Love. Ils sont tous là, réunis en table ronde avec les écrans au mur. Donc, il y a ma culture cinématographique que je mets dedans. Il y a une scène qui est piquée, mais on ne le voit pas, c’est celle de Coup de foudre à Notting Hill, où à la fin, il y a une conférence de presse et Hugh Grant pose une question à Julia Roberts. Je m’amuse avec des choses qui font partie de la culture populaire. Je crois beaucoup à la culture populaire et il faut arrêter de dire que la pop culture n’existe que dans les romans entre guillemets populaires. Vous trouvez Olida, vous trouvez Kodak chez Proust. Il y a un moment donné dans Proust, on est surpris parce qu’il ouvre d’une boîte de pâté Olida et prend une photo avec son Kodak. Mais ça fait partie du monde tel qu’il est. Le monde est fait d’objets, de personnages qui coexistent avec nous : les évacuer d’un monde littéraire sous prétexte que c’est la littérature. C’est une mécompréhension de la littérature. La littérature doit tout prendre. Quand Zola prend les grands magasins et la naissance des grands magasins pour raconter Nana, il prend des choses qui émergent dans la culture. Il prend des choses qui émergent dans le monde et qui vont constituer la nature même à la fois du travail à la fois la vestimentation féminine à la fois de l’exploitation généralisée.

Enfin le monde, il est là. Donc c’est normal de prendre la culture populaire parce que c’est ce qui constitue notre monde d’aujourd’hui. J’ai poussé le vice à m’amuser avec les topos, qui font que le livre va vieillir et on s’en fout, que les livres vieillissent, ce n’est pas grave, on les lit après avec une sorte de charme de ces années-là. Mon livre est clairement un livre des années 2020. Il y a Macron ; il y a une sorte de truc qui ressemble à Trump ; Il y a Vincent Cassel, il y a Ed Sheeran ;il y a un petit bout d’Elton John. Ça fait partie d’une culture qui ne me dérange pas et qui non seulement ne me dérange pas, mais qui était amusante à insérer dans le livre.

Et il y a un vrai plaisir à savoir que le lecteur va s’y retrouver et qu’il va s’amuser des mêmes choses que moi. Parce que c’est un livre que je me suis amusé à écrire et que lorsqu’on s’amuse à écrire un livre, on a l’espoir que cet amusement, que ce plaisir qu’on a avec le lecteur va être suffisant pour que lui-même on trouve à lire nos propres textes.


Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.