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Interview d’Alexandra Koszelyk

Alexandra Koszelyk a déjà publié 4 romans, dont 3 aux éditions Aux Forges de Vulcain. Sur recommandation de son éditeur, David Meulemans, je me suis lancé dans la lecture de L’Archiviste et ai eu la chance de pouvoir échanger sur ce roman.

Un échange où il est question de l’Ukraine d’où elle est originaire, de culture et de résistance.

Je vous laisse découvrir sur youtube et en retranscription 🙂

Bonjour Alexandra.

Bonjour Allan.

Je te croise pour la première fois au Salon étonnant voyageurs à Saint Malo. Contente d’être là ?

Très contente, vraiment. J’étais aux Imaginales mercredi, jeudi, vendredi, samedi et je suis arrivée hier. Je fais deux jours à Saint Malo avec des tables rondes et je suis vraiment heureuse, effectivement, d’être là parce que j’ai pu notamment faire une table ronde avec deux autrices ukrainiennes. C’est important pour moi de connaître justement ces artistes.

Justement, j’ai regardé un peu ta bibliographie, ton troisième roman au Fort de Vulcain, quatrième, si je ne dis pas de bêtises, au total. Il y avait déjà Chanter dans les ruines.

Crier dans les ruines. Chanter, c’est joli aussi.

Qui était aussi par rapport à l’Ukraine. L’ukraine représente beaucoup pour toi ?

Oui, l’Ukraine représente beaucoup pour moi. Effectivement, je suis d’origine ukrainienne, mes quatre grands parents venaient d’Ukraine. Et quand j’étais petite, à chaque fois, quand je me présentais, je disais « Je suis ukrainienne. » Donc c’est quelque chose qui est arrivé très tôt chez moi. Et donc là, avec l’invasion ukrainienne, c’est quelque chose qui est revenu encore comme quelque chose de très essentiel, effectivement. Parce que quand l’invasion a eu lieu, ma première réaction a été de dire que j’allais y aller pour prendre les armes, alors que je ne me suis jamais dit que je ferais une carrière militaire, par exemple. Ça a été vraiment quelque chose qui était de l’ordre d’une réaction spontanée et complètement aussi illusoire, puisque comme l’a dit mon fils à l’époque, il avait à peine 12 ans et il m’a dit « Maman, tu ne sais pas manier une arme ? » Ça a été vraiment sa réaction. Effectivement, par la suite, je me suis dit que j’avais d’autres armes en ma possession.

Une des armes, évidemment, est l’écriture d’une archiviste qui est parue en octobre 2022, l’année dernière. On est en plein dans le conflit ukrainien qu’on découvre au travers des yeux de Ka. C’est qui cette petite fille ? Petite ou grande Fille.

K est une archiviste qui s’occupe de sa maman qui est malade et qui ne sait pas d’ailleurs que l’invasion a eu lieu. Elle a une sœur jumelle qui est journaliste, photographe journaliste. Elle est partie couvrir la guerre et elle reste, elle, assez introvertie. Elle aime bien être dans sa bibliothèque d’archives et être un peu en dehors du monde, comme un refuge, en quelque sorte. Les mots sont son monde, en quelque sorte.

Ce qui m’a étonné sur le personnage de K, c’est son nom, K ? C’est la seule qui n’est pas réellement nommée puisqu’on a le nom de sa sœur, on a le nom de sa mère. Et du coup, ça m’a fait penser à la poupée, la Montanka. Est-ce ce qu’elle représente en quelque sorte ? Est-ce que c’est une Montanka du peuple ukrainien ?

Oui, un peu. On peut voir ça comme ça, effectivement. C’est la première fois qu’on me fait cette comparaison. K, effectivement, n’est pas nommé, tout simplement parce que je voulais que le livre ait un peu un aspect de conte. C’est à dire que si je nomme un personnage, par exemple, si je l’avais nommé Katharina, immédiatement, on sait que c’est une personne slave. Alors que là, K, même si on sait que ça se passe en Ukraine, K a une portée un peu plus universelle, c’est à dire c’est un personnage de conte. Et en même temps, K, un nom tronqué, un petit peu comme l’Ukraine actuellement. Et la lettre K commence et termine mon nom… Donc ça faisait un peu l’alpha et l’oméga. Je suis aussi professeure et quand j’ai commencé à enseigner, les élèves m’appelaient Madame K. Et donc voilà, c’est resté un petit peu. K, c’est aussi Kiev, c’est aussi Karkeev, c’est aussi Kerson. Dans l’Ukraine, il y a un K aussi. Donc c’est pour moi une lettre qui représente, qui est une forme d’allégorie en quelque sorte de ce pays.

Et on a de l’autre côté l’autre allégorie puisque le grand homme, son chapeau noir n’est pas réellement nommé non plus. Et on a plus l’impression qu’il représente l’État russe plus qu’un individu au sein de l’armée.

Oui, complètement. Lui aussi, je le vois et je voulais qu’on ne connaisse pas vraiment son origine. Il peut effectivement travailler pour un gouvernement ou pour des oligarques. On ne sait pas exactement. Et là aussi, ne pas le nommer, ne pas dire non plus d’où il vient. L’adjectif russe, par exemple, n’est jamais écrit. C’était important pour moi, là encore, de le rendre flou, tout simplement pour avoir un côté un peu universel. Parce que quand un lecteur lit, il sait très bien d’où il vient. Donc la question ne se pose pas.

Malgré tout, on sent aussi dans tout le poids… Ce qui m’a impressionnée, moi, qui ne connais pas du tout l’Ukraine au-delà des images dramatiques qu’on voit en ce moment, tout au long de ton texte, on découvre la culture ukrainienne. On se rappelle aussi un certain nombre d’acteurs philosophiques, écrivains, peintres de cette culture-là. C’est aussi un moyen de mettre en avant cette culture ukrainienne, ce peuple ukrainien.

Oui, tout à fait. Pour la petite histoire, quand l’invasion ukrainienne a eu lieu, je n’avais pas prévu d’écrire ce livre. Et donc, ça m’a vraiment arrêtée dans mon écriture au départ, parce qu’il y a une forme de sidération qui se crée, c’est à dire que le monde percute l’imaginaire et à ce moment-là, tout est un peu chamboulé. Et il s’avère que le lendemain de l’invasion, j’étais à une rencontre avec des lycéens à Compiègne pour Crier dans les ruines, donc mon premier roman qui parlait déjà de l’Ukraine, notamment autour de Tchernobyl. Et en fait, il y a un des lycéens qui me dit… Très rapidement, les questions ne concernent plus le livre, mais concernent l’actualité. Il y a un lycéen me dit « Est ce qu’Ivan, qui est un des personnages de Crier dans les ruines dans les ruines, aurait pris les armes ? » Et là, je suis déjà prise par une certaine émotion. Et j’ai un lycéen en face de moi qui sort le personnage de son rôle et qui le fait devenir personne. Et je trouve ça magnifique. C’est à dire que pour lui, ce n’est plus une fiction qu’il a lue, mais c’est une réalité. Et je lui dis bien sûr qu’il aurait pris les armes.

Et un autre lycéen me répond alors, Madame, il va falloir l’écrire. Tout simplement parce que, après, d’autres me disent qu’ils ont beaucoup appris dans Crier dans les ruines, ils ne connaissaient rien de l’Ukraine et que ça a été une façon, effectivement, d’en savoir plus. Et là, eux me disent qu’ils ne comprennent pas ce conflit, c’est à dire qu’il y a plein de paroles complètement contradictoires et qu’ils ont besoin d’en savoir plus sur ce pays. Et l’après-midi, il s’avère que je rencontrais un archiviste qui m’a fait visiter sa bibliothèque d’archives. Et donc, dans le train du retour, j’ai eu envie effectivement d’entendre, d’écouter la parole des jeunes. Généralement, on dit « Les jeunes ne lisent pas, les jeunes ne s’intéressent pas », alors que là, vraiment, il y avait quelque chose de l’ordre de « Écrivez le, on en a besoin. » Il fallait écouter effectivement cette jeunesse. Et comme, en moi, j’avais vraiment des voix ukrainiennes qui montaient, c’est à dire qu’on se retrouvait devant des envahisseurs qui disaient que l’Ukraine n’existait pas et qu’on pouvait faire n’importe quoi puisque de toute façon, ce n’était pas un peuple qui existait. D’où aussi ces atrocités permises et commises. Et ça, j’ai vraiment eu envie de montrer que déjà, ce n’est pas un pays qui est né à la chute de l’URSS, que c’est un pays et une culture qui existaient bien avant.

Au Xe, XIe siècle, on parle déjà de l’Ukraine. Et il y a cette fameuse Rous de Kiev qui n’est pas la Russie de Kiev, mais c’est le berceau, finalement, de l’Ukraine. Et donc, j’ai eu envie, effectivement, de retravailler différentes figures, différents artistes ukrainiens importants pour moi. Et par la suite, comme je faisais des recherches sur ces artistes-là, de fil en aiguille, par ricochet, je suis tombée aussi sur d’autres artistes que je connaissais moins, comme Alla Horska, par exemple. Et Alla Horska, quand j’ai découvert son histoire, c’est une femme qui pourrait… On pourrait faire un roman sur Alla Horska et donc j’ai eu envie d’en parler. Et puis c’est une façon, effectivement, de brosser, de montrer cette richesse ukrainienne.

Ce qui est plutôt sournois dans le texte que tu nous proposes, c’est que finalement, l’Ukraine, on essaie de l’éliminer pas d’un point de vue militaire, mais on essaie de l’éliminer comme une absence de culture, comme une absence d’existence individuelle. Et c’est probablement le pire.

Oui. C’est vrai que j’ai imaginé ce qui pourrait être le pire. Quand on voit un envahisseur, ce qu’il fait, c’est qu’il va vouloir détruire une culture. Mais pour moi, quand on détruit une culture, chez le peuple, il y a toujours cette nostalgie de cette culture et cette nostalgie qui permet à ce peuple de se relever à un moment donné, de résister. Notamment parce que j’ai toujours entendu ma grand-mère dire qu’elle ne pouvait pas parler ukrainien, qu’elle ne pouvait pas que c’était interdit, mais malgré tout, chez elle, avec sa famille, elle continue de le parler. Pour moi, il y a ce côté-là. Ce n’est pas parce que quelque chose est détruit ou interdit que les gens vont cesser d’y penser. Alors que là, et l’homme au chapeau l’explique bien, c’est à dire qu’il ne s’agit pas de détruire cette culture, mais de la falsifier. Et quand on falsifie, alors notamment le premier travail qu’elle doit faire, c’est de falsifier l’hymne ukrainien. Et je me suis moi-même plongée dans cette falsification, c’est à dire que j’ai repris l’hymne ukrainien. Et comme c’est une langue à déclinaison, il suffit de changer, par exemple, la terminaison d’un mot.

Ce n’est plus, par exemple, quelque chose pour un datif, mais on peut changer avec « avec ». En fait, en changeant ne serait-ce qu’une seule lettre, donc à la fin d’un mot, le sens de l’hymne change complètement. Moi, ça m’a terrifiée. Je me suis dit « C’est tellement facile, finalement, de falsifier quelque chose. » Après, par la suite, comme l’explique l’homme au chapeau, avec de bons professeurs ou, par exemple, des conservateurs de musée puisque les œuvres, les tableaux, à un moment donné, seraient raccrochés dans les musées, de mettre les bons conservateurs qui diraient « Mais non, en fait, dans ce tableau, il n’y a jamais eu cette figure du Cosaque. Vous vous trompez. Il y a toujours eu une autre figure. » Et donc effectivement, là, c’était pour moi pervers, dans le sens où quand on falsifie, la chose n’existe plus. Et puis, au fur et à mesure des générations, elle s’efface. Et à ce moment-là, on peut asservir un peuple, puisque même sa culture a été changée.

Question un peu plus délicate, parce que là, on le voit dans le contexte de l’Ukraine, dans un contexte de guerre et de volonté d’aménagement de toute la culture ukrainienne. On a aussi énormément de questionnements aujourd’hui autour de la réécriture de l’histoire, le renommage de certaines œuvres. Je pense aux Dix petits nègres, par exemple, etc. Est-ce que le côté universel, il est aussi dans cette réécriture contextualisée d’œuvres plus anciennes ?

Oui, bien sûr. Oui, et puis je voulais justement retravailler là-dessus. C’est à dire que quand on change, par exemple, un texte de Roald Dahl et qu’on enlève certains mots pour en mettre d’autres, c’est méconnaître aussi ce qu’est le travail d’un artiste, c’est à dire que chaque mot est important. Donc, si un mot peut remplacer un autre, finalement, qu’est-ce qu’une œuvre ? Qu’est-ce que l’artiste aussi ? Donc oui, ça s’inscrit aussi. On a fait aussi pas mal de ponts avec les fake news, c’est à dire que là, c’est assez pernicieux aussi les fake news, parce que même si à un moment donné, on sait que ça a été une fake news, la graine est plantée, c’est à dire l’esprit peut se dire « Pourquoi pas ? » Il faut effectivement faire attention à tout ça.

Oui, parce qu’on retrouve aussi, je ne sais pas si c’est une référence qui va correspondre à ce que tu voulais… J’ai vu un petit côté de 1984. En 1984, on appauvrit la langue pour contrôler le peuple. Là, le message est clair. On veut falsifier la culture pour contrôler le peuple aussi.

Oui, complètement. D’ailleurs, moi, je rebondis sur cette question et sur la question précédente, parce que je suis aussi professeure et professeure de latin et de grec. C’est vrai que je travaille avec mes élèves sur une culture qui n’est plus du tout la culture actuelle. Par exemple, quand je leur dis que non, les femmes n’étaient pas considérées comme des citoyennes ou le rapport avec le père pater familias, les jeunes filles s’offusquent, à raison. Et en fait, le truc, c’est ne pas rejeter en masse non plus. Comment je pourrais dire ça ? Bien sûr qu’il faut rejeter, mais ce n’est pas l’occulter complètement, c’est à dire que ça fait partie de notre culture, même si effectivement, on ne peut pas dire « Mais si, bien sûr, c’était bien cette culture. » Au contraire, mais de montrer que c’est une culture archaïque qui a donné la société actuelle, c’est à dire qu’on ne peut pas non plus se couper de celle-ci. Donc, il ne faut pas non plus la détruire complètement. Il faut aussi poser un œil nouveau sur cette culture. Et c’est le travail des enseignants, effectivement. C’est un peu la même chose avec Roald Dahl, c’est à dire qu’effectivement, quand on lit certaines choses, des élèves peuvent s’obfusquer.

C’est à nous aussi d’expliquer que ça a été écrit dans un certain contexte qui n’est plus le même qu’actuellement, mais que ce n’est pas pour ça qu’il faut complètement rejeter tout ce qu’a fait l’artiste.

Oui, je suis totalement d’accord. Et si on revient à K, je ne sais pas s’il y avait un petit pic ou quelque chose comme ça, à un moment, il y a un échange entre K et, je ne sais pas si on doit dire son bourreau, en tout cas son donneur d’ordres. Et à un moment, il lui dit « Oui, les pays sont tous à vos frontières, mais ils s’en foutent. Et c’est un peu le sentiment qu’on peut avoir aussi quand on regarde un peu la situation aujourd’hui, c’est à dire que tout le monde crie autour de cette invasion, mais les actes restent quand même très limités.

Oui, c’est vrai. Il y a plusieurs personnes d’ailleurs, notamment Luba Jurgenson, qui a écrit un texte, c’est Quand nous nous sommes réveillés, c’est le lendemain de l’invasion ukrainienne. Elle se réveille et en fait, elle dit que cette invasion remue plein de choses, c’est à dire que c’est une personne qui est partie d’URSS dans les années 70, si je ne m’abuse. Et là, les premières choses, les premiers ressentis qu’elle a eus, c’est qu’elle avait l’impression qu’on l’avait rattrapée, que les soviétiques l’avaient rattrapée. Donc, vous imaginez, en fait, c’est au niveau du temps, c’est à dire que ce sont des décennies après, elle retrouve finalement ce qu’elle avait déjà vécu dans sa jeunesse avec, par exemple, cette porte d’entrée quand quelqu’un toque à la porte et que la grand-mère se fige en disant « On éteint la lumière, personne ne parle » parce qu’on ne sait pas finalement si on va être pris ou pas. Là, de nouveau, elle était replongée dans cette hantise. Elle-même, elle dit qu’il faut vraiment qu’on fasse attention à ce qui se passe là-bas, c’est à dire que dans le discours que nous avons de Poutine, c’est effectivement, on veut détruire l’Ukraine.

Certaines personnes pensent qu’il va s’arrêter là, sauf que ce n’est pas le cas. C’est à dire que là, pour l’instant, on a cette forme de bouclier que représente l’Ukraine. Mais si ce bouclier ne sera pas détruit, mais dans le pire des cas, il faut faire vraiment attention à la suite, c’est à dire les pays baltes, la Finlande. Et de Gaulle avait dit, en fait, avec ce genre de folie, on ne peut pas négocier, on ne peut pas effectivement dire « Oui, peut être que… » ou « On attend. » Tout simplement parce que cette personne ne s’arrêtera jamais.

Ce qui on voit ressortir énormément et ça correspond aussi à ce que tu as dit en début d’échange autour du fait que « Je vais prendre les armes », on sent une vraie résilience du peuple ukrainien. Moi, je suis très marqué par le président Zelensky qui est quand même un comique et qui se révèle être un personnage iconique de la lutte. D’où vient cette énergie ?

Je pense que malheureusement, elle vient du fait que l’histoire, depuis des centaines d’années, ne cesse de nous montrer que l’Ukraine est un pays à envahir. Ça s’est joué déjà… Même quand on prend les invasions mongoles, de toute façon, c’est à dire que c’est un pays, et je l’explique un petit peu dans L’archiviste, c’est un pays au carrefour des choses. C’est à dire qu’effectivement, il est situé à un carrefour des choses, c’est à dire que c’est le pendant entre l’Europe et puis après, de l’autre côté, la Russie puis l’Asie. Et en même temps, c’est un pays extrêmement riche. Malheureusement pour les Ukrainiens, c’est à dire qu’à l’ouest, on a ce tchernoziom, c’est à dire qu’on a une terre noire qui est très fertile, d’où le côté l’Ukraine et le Grenier à blé de l’Europe. On a des minerais aussi à l’est, ce qui fait que c’est une terre qui est désirable, en quelque sorte. Moi-même, par exemple, quand j’étais petite, mes grands-parents et surtout ma grand-mère me disaient que là, les frontières étaient stables, mais que vraisemblablement, à un moment donné, les frontières bougeraient et que de nouveau, l’Ukraine serait envahie. Alors elle me disait « J’espère que tu ne le verras pas », mais vous voyez, c’est quelque chose qui est de l’ordre de « Ça va se passer. »

Et les Ukrainiens grandissent avec ce « Ça va se passer » à un moment donné. Si ce n’est pas notre génération, ce sera la génération d’après. Et si on regarde d’ailleurs au niveau des poètes, des artistes, et c’est aussi l’objet de l’archiviste, c’était pour montrer justement que l’Ukraine, si l’Ukraine s’est levée comme un seul homme, c’était justement parce qu’il y a une il se disait que ça allait arriver. Si on regarde les poètes, par exemple Taras Shevchenko, qui est un poète du XIXᵉ, dans ses vers, il dit « Il faut se battre, il faut lutter, il faut résister parce qu’à un moment donné, la liberté vaincra, la vérité vaincra et notre âme ne peut pas mourir. » Taras Chevtchenko, c’est leur Victor Hugo, c’est à dire que tous les élèves ont appris ses vers. Donc tout le monde a en tête, il faut se battre, il faut se relever parce qu’à un moment donné, même si ce n’est pas pour nous, ce sera pour la génération d’après. Et ça avait déjà débuté, notamment après Maïdan, c’est à dire que Maïdan, en 2014, c’est quelque chose qui a vraiment cristallisé cette forme de résilience. C’est à dire que quand on questionne justement les Ukrainiens, ils disaient « On ne peut pas lâcher.»  Parce que là, si on lâche, ça veut dire qu’on va se rapprocher du gouvernement russe et on ne veut pas. On veut se rapprocher effectivement de l’Europe et non pas lâcher. L’histoire nous montre que justement, sans lâcher, alors que vraiment, c’était au départ des manifestants pacifiques face à la Berkout qui était vraiment très sanguinaire en quelque sorte. Et malgré tout, ils n’ont pas lâché. Et il y a un reportage, un documentaire d’ailleurs, qui s’appelle Maïdan, tout simplement, qui montre ça, cette forme de résilience. On ne lâche pas. Et c’est vrai qu’en discutant aussi avec d’autres personnes qui ont notamment couvert la guerre en Yougoslavie, cette personne me disait « L’Ukraine ne peut pas être vaincue, tout simplement parce que c’est tout un peuple qui est là. » Alors, à moins de détruire et d’anéantir toute la population ukrainienne, on ne pourra pas… Les Russes ne pourront pas justement anéantir et vraiment envahir ce pays.

Là, on est parti de L’archiviste, donc un roman. Est-ce que c’était réellement ta volonté, en écrivant L’archiviste, que ce soit ces questions-là, finalement, qui se posent au lecteur et qui ressortent du lecteur ? Est-ce que c’est vraiment ce que tu voulais faire avec ton roman ?

Oui. Pendant l’écriture, au tout départ, quand l’invasion a lieu, généralement, les journalistes disaient dans trois ou quatre jours « C’était l’armée russe quand même. C’était une grande armée mondiale et on avait un peuple dont on ne connaissait pas l’existence, généralement. » Les Ukrainiens, généralement, ont dit « Oui, ce sont des Russes. »

Sauf que là, effectivement, on a eu ce peuple qui a déjoué complètement tous les pronostics, en quelque sorte. C’était de nouveau David contre Goliath. Moi, je savais qu’ils résisteraient. J’étais devant ma télé, je disais « Mais non, ils ne vont pas être battus. Ce n’est pas possible. Ce n’est pas possible. » Je voulais montrer ça, justement, que c’était une surprise qui n’avait pas lieu d’être, parce qu’ils ont cette résilience en eux. Hier, j’ai eu une table ronde avec deux autrices ukrainiennes et elle disait que dans cette résilience, il y avait aussi cet aspect… L’humour qui était vraiment très présent chez les Ukrainiens. Et par exemple, une des personnes disait que quand il n’y avait pas d’électricité le soir et qu’ils ne pouvaient pas finalement avancer dans leur travail, etc, ils disaient « Finalement, qu’est-ce qu’on va faire ?

On va profiter de ce temps pour faire de nouveaux Ukrainiens. » … il y a de ça. Et puis, il y avait aussi ces petites choses autour du tracteur, par exemple. Je ne sais pas si vous avez vu, mais un tracteur qui tire un char, un char russe. C’est ça l’Ukraine, c’est à dire trouver de la lumière là où finalement les bombes tombent. Et c’est vrai que même il y a des images dans le métro, plus maintenant, mais au tout départ, quand il y avait des bombes qui tombaient à Kiev, les gens se réunissaient, il y avait des chants qui montaient et c’est magnifique. C’est à dire que c’est cette force du peuple.

 Merci beaucoup. J’aurai encore des centaines de questions à poser, tant le livre est en même temps court et riche. Si tu devais dire ton mot de conclusion un peu sur un message que tu voudrais faire passer, que ce soit autour de l’archiviste, autour de l’Ukraine ou autour du métier d’écrivaine ?

Pour l’Ukraine, Slava Ukraini ! et gloire à l’Ukraine.

Et pour l’écriture, je dirais que c’est un livre qui m’a permis effectivement d’être avec les Ukrainiens. C’est une écriture qui m’a vraiment sauvée, c’est à dire que j’étais séparée entre cette envie d’être là-bas et cette impossibilité d’y être puisque je ne pouvais pas laisser mes classes. Là, pour le coup, l’écriture, c’était vraiment une écriture cathartique, fatigante aussi, mais parce que parfois, j’enchaînais ma journée de classe et le soir, je ne sais pas, je ne vais peut-être pas écrire ce soir. Il suffisait que je jette un œil à l’actualité et je me disais « Mais en fait, tu es qui pour être fatiguée de ta journée de cours, vas-y, écris. C’était une écriture qui n’était pas évidente, parce qu’il fallait aussi pour moi que l’écriture soit digne de ce peuple, sauf qu’où placer la dignité. C’est vrai que là, j’ai eu la chance d’être accompagnée, comme toujours, par David, mon éditeur au Forge. C’est lui qui, à un moment donné, m’a dit « Écoute, là, Alexandra, arrête de corriger. Je n’arrive même pas à suivre tes corrections. Donc, arrête. » Et je n’arrivais pas à m’en extraire.

Et là encore, à un moment donné, c’est lui qui m’a dit « Bon, là, on va avoir le temps dans une semaine de reprendre part tranquille en vacances. »

Et en revenant, il m’a dit « Bon, on n’a plus beaucoup de temps là. » Et ça, en fait, il avait bien vu que c’était quelque chose, c’était une écriture, je pense que je serais encore dedans s’il ne m’avait pas dit d’arrêter. Tout simplement parce que jusqu’où finalement retravailler l’écriture ? Il fallait vraiment que tout soit le plus parfait possible, même que ce soit un livre assez harmonieux, mélodieux aussi, avec une relecture à voix haute pour éviter, par exemple, notamment trop de « a » dans la phrase, d’avoir vraiment une mélodie qui emporte le lecteur.

Merci beaucoup.

Merci à vous.


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