Glaciologue de formation, Jean Krug a déjà signé deux romans de Science-Fiction aux éditions Critic avec Le Chant des glaces (réédité chez Pocket) et Cité d’Ivoire.
Durant son passage au festival Etonnants Voyageurs de Saint Malo, nous avons eu l’occasion d’échanger autour de ses deux romans.
Je vous laisse découvrir sur youtube et en retranscription 🙂
Bonjour Jean, on est à Étonnants Voyageurs. C’est ta première fois sur ce salon ?
Bonjour. Non, c’est la deuxième année. Je suis venu l’année dernière pour le chant des Glaces. J’ai été invité et puis j’ai eu la chance d’être réinvité cette année pour Cité d’Ivoire.
Quel est ton parcours ? Parce que si je ne me trompe pas, tu n’es pas écrivain à l’origine.
Effectivement, je suis glaciologue de formation. J’ai vraiment une formation scientifique. Je suis ingénieur à la base et puis j’ai ensuite travaillé et fait une thèse au laboratoire de glaciologie à Grenoble sur la formation des icebergs et sur l’impact de la décharge d’iceberg sur les calottes polaires et sur les glaciers qui sont en amont. Tout ça, ça s’inscrit dans les recherches sur l’augmentation du niveau de la mer, principalement, parce qu’on sait que les glaciers et les calottes polaires sont des gros contributeurs à l’augmentation du niveau de la mer.
D’accord. Qu’est ce qui a fait la bascule ou le complément avec les littératures de science-fiction ?
L’écriture, c’est venu pendant ma thèse, parce que moi, j’écris pas mal d’articles scientifiques à l’époque et j’avais envie d’écrire quelque chose de plus léger, d’un peu plus libre aussi, mais quand même de parler de glace. Et du coup, j’ai commencé à écrire un soir une aventure de deux personnes sur un glacier gigantesque. Et c’est comme ça qu’est venu Le Chant des Glaces.
Voilà, très bonne transition. Le Chant des Glaces, qui est très proche de ton métier avec une vraie science-fiction froide, hivernale. Qu’est-ce que tu voulais passer comme message autour de cette planète distante ?
Le Chant des glaces, ça s’est construit petit à petit, au fur et à mesure. Mais l’idée, c’était déjà de parler de liberté, de résistance à l’oppression. On est sur une planète bagne où les gens sont emprisonnés sans qu’eux-mêmes sachent pourquoi, ils sont là, des fois, car ils ont juste eu la malchance de naître sur cette planète. Et du coup, l’idée, effectivement, c’était de parler beaucoup de liberté, de recherche de liberté. Mais l’idée, c’était aussi de parler de glace. C’est quelque chose qui me passionne et je voulais transmettre, notamment, les choses que j’ai pu ressentir sur des glaciers, au niveau du son, principalement au niveau du son, mais au niveau de l’émotion aussi. C’est pour ça qu’il y a un aspect très sensible, finalement, dans ce livre, avec des chanteurs qui sont au contact de la glace et qui entendent la glace craquer, qui entendent l’eau ruisseler, les roches s’ébouler. Il y a vraiment tout un travail de son là autour.
C’est vrai qu’on a un vrai ressenti quasiment physique de cette planète. On sent le vécu du glaciologue qui est intervenu. Tu es intervenu dans ces contextes ultra froids ?
Oui, tout à fait. Pendant ma thèse, j’ai fait quelques mesures de terrain, que ce soit sur le glacier alpin, aux Svalbard, un archipel dans l’hémisphère Nord, pas loin du Groenland, puis en Alaska aussi. Et depuis, j’ai eu la chance d’aller en Antarctique et d’aller au Groenland de nouveau. Et c’est des endroits, c’était Charcot qui disait qu’ils prennent énormément, qu’ils vous prennent et vous happent. Et même si les conditions sont très difficiles et que ce n’est pas toujours une partie de plaisir, il y a une espèce de force dans cet endroit qui fait que c’est assez dingue. Et j’avais envie de faire ressentir un peu ces choses-là.
Tu as anticipé un peu une de mes questions autour de la résistance. On a deux formes de résistance que j’ai détectées, en tout cas, peut-être à temps. La première qui est sur la planète avec, je ne sais pas si on doit dire l’héroïne, mais qui est la descendante du condamné. Condamné par la raison de ses parents, c’était aussi un message que tu voulais faire par rapport à une autre société ?
Bonne question. Je ne l’avais pas pensé comme ça, mais c’est vrai que ça résonne. Finalement, est ce qu’on est là tous à essayer de racheter les choix de société qui ont pu être faits par les générations précédentes ? Oui, ça résonne un peu. Donc, il y a peut-être un petit peu de ça, peut être inconsciemment, c’est possible. En tout cas, je pense que ce n’était pas conscient quand je l’ai écrit. Je trouvais ça intéressant de se poser la question de comment est-ce qu’on recherche comme ça notre liberté quand on ne l’a jamais connue ? Et même au-delà, quand on est prisonnier sur une planète, mais qu’il n’y a pas de chaîne, qu’on y est totalement libre, c’est à dire que finalement, il y a des aspects où on va aimer cet endroit-là et on va aimer cette espèce de liberté qu’on peut avoir sur ces glaciers-là. Et pourtant, on est enfermé dans un système plus grand. Et ça, c’est aussi une métaphore, un petit peu du sentiment de liberté qu’on peut avoir alors qu’on est dans une société avec énormément de contraintes.
Le deuxième personnage qui m’a semblé aussi contrôlé, alors d’une autre façon, c’est Jennah, la scientifique, qui est pleine de bonnes intentions, en tout cas, elle y va avec une vraie volonté scientifique et qui est finalement enfermée par la dimension militaire de sa mission. C’était aussi une réalité de la science en France et plus globalement.
En tout cas, c’est des questions qui se posent, pas forcément avec les militaires, parce qu’effectivement, Jennah est dans le public à la base et rêve de faire une carrière, de découvrir des choses scientifiques hyper intéressantes. Effectivement, elle est rattrapée par l’armée qui veut s’accaparer de ses découvertes. C’est un truc qui, pour moi, résonne un peu avec la question de la science actuelle, notamment le partenariat public/ privé, toutes ces choses-là, et comment certains intérêts privés cherchent à s’accaparer des résultats scientifiques et quelque chose qui, en plus, le froid à l’Antarctique, le milieu polaire, ça résonne avec quelque chose de particulièrement pour le coup parce qu’il y a le traité sur l’Antarctique. L’article numéro 1 du traité sur l’Antarctique, c’est que le continent est dédié à la paix et à la science et que le partage scientifique doit être au centre… La coopération internationale doit être de base quelque chose et la recherche ne doit pas être une monnaie sur ces questions-là. Du coup, on rentre dans ces questions-là maintenant, on voit des compagnies de croisière qui financent ou qui acceptent de cofinancer des études scientifiques à condition que des scientifiques viennent sur des bateaux.
Et c’est pareil, on a des compagnies pétrolières totales qui financent des projets de thèse sur la fracturation de la banquise. Comment est-ce qu’on s’inscrit là-dedans ? Est ce qu’on accepte de faire de la recherche parce que finalement, on a un peu de sous là et ça nous permet de travailler ou est ce qu’on s’inscrit en faux et on dit « Non, je ne vends pas mon âme au diable. » Et c’est un débat qui n’est pas du tout simple et je ne sais pas s’il y a une bonne réponse.
Oui, c’est vrai que les questions de réponse sur tous ces sujets-là sont assez sensibles. Et puis, un an après, tu nous fais un choc thermique. On passe de la glace à de l’ultra-chaud dans la cité d’Ivoire. Pourquoi ce revirement en termes de température ?
Pourquoi le revirement en termes de température ? Bonne question. En tout cas, c’était le revirement en termes de… J’avais envie de voir plus large, de parler plus climat et non pas uniquement glace. Dans le chant des glaces, on est vraiment dans la dynamique de la glace. J’explique comment ça fonctionne. Cité d’Ivoire, je viens plus dans de la vulgarisation scientifique. Mon idée, c’était de parler du réchauffement climatique, donc effectivement de la chaleur et de comment est-ce qu’une société qui a raté les virages climatiques peut s’en sortir et peut trouver des forces pour quand même rendre un futur désirable et se dépasser. C’était ça le moteur principal de ce livre. Et presque, du coup, le discours scientifique et la réflexion scientifique est venue avant l’histoire. Et l’histoire, la fiction vraiment s’est tissée autour de ce discours-là. Donc, c’est pour moi un aspect très important dans ce bouquin.
Et on retrouve trois personnages. Celui qui me semble plus intéressant, en tout cas, celui qui progresse le plus, c’est Sam. Si je.Ne dis pas de bêtises, qui est finalement quelqu’un qui suit un peu le mouvement, qui est ni dans la société ni en dehors, il vit sa vie. On se retrouve un peu comme les… J’ai eu le sentiment d’élection, où on a ceux qui sont convaincus d’un côté et de l’autre et finalement, c’est la personne qui fait basculer Sam ?
Oui, il y a un peu de ça. J’ai imaginé Sam au début comme le personnage qui ne se pose pas de questions, qui se dit dépolitisé ou en tout cas qui ne s’y intéresse pas, alors que ce qui est foncièrement faux parce qu’on est tous politisés d’une manière ou d’une autre. Mais en tout cas, c’est la personne qui peut basculer d’un côté ou de l’autre. D’ailleurs, ce que lui dit son frère au tout début, « Tu es une bille sur la tranche d’un bol et puis tu bascules de l’un côté ou de l’autre. » L’idée, c’était justement de mettre un personnage qui ne sait pas trop où il en est et qui n’a pas d’avis préconçu sur la situation et juste qui va découvrir cet environnement et l’état dans laquelle se trouve la Terre. On est en 2500, l’humanité vit dans une ville qui est fermée. Les gens ne sortent pas et ne sortent plus. Du coup, on va trouver vraiment un esprit un peu naïf qui va découvrir comme ça le dehors et qui va se forger son opinion.
Tu as presque répondu à une de mes questions. Pour moi, c’était une ville, mais finalement, c’est la ville où résiste l’humanité. Il n’y a pas d’autres villes ?
Il n’y a pas de précisions là-dessus. C’est volontairement laissé ouvert. L’action se passe dans cette ville qui s’appelle Illiane. En tout cas, elle commence dans cette ville qui s’appelle Illiane. Et comme la ville est tellement recluse sur elle-même, de toute façon, il n’y a plus de contact avec l’extérieur. Donc, on ne parle pas d’autres villes et ce n’est pas tellement le sujet parce que finalement, il y a vraiment une opposition entre le « dedans », cette ville, ce Dôme, et le « dehors » que personne ne connaît.
Et on a la représentante, finalement, de l’autorité, Maëlle, qui se retrouve un peu embarquée. Je ne vais pas en dire trop sur son avancement, mais derrière Maëlle, on sent tout le poids de la société, un contrôle de l’information aussi. C’est un personnage qui doit se réveiller.
Oui, Maëlle, c’est une des trois narratrices. C’est une policière d’élite qui a été formée dans les brigades dans la ville et qui est biberonnée à l’ordre et à tout ça. Elle est persuadée, elle est intimement persuadée que la société, elle a besoin d’avoir des normes, d’avoir des contraintes et qu’on ne peut pas épanouir et laisser… On ne peut pas s’épanouir si on n’a pas un cadre, tout simplement. Et elle, elle est assez désespérée au début par cette ville dans laquelle elle perd pied, où il y a les milieux contestataires qui s’étendent, où il y a des… C’est un univers, un monde qui, au début, est assez proche de notre civilisation. Je dirais, si on fait des manifs, on voit comment ça se passe. Et je voulais délibérément prendre un personnage qui a cette idée là au début, fermée, et qui va aussi se confronter à d’autres avis. Et du coup, petit à petit, se construire.
Et on a ce personnage que j’ai gardé par la fin, The Kid, qui est là, parce qu’il semble être une espèce de trait d’union entre tes deux récits. C’est le gamin en colère, celui qui se reflète, qu’on retrouve un peu, je trouve, dans le personnage féminin du Chant des Glaces, cette colère vis à vis d’une société, c’est important la colère ?
Oui. Il y avait un livre, le petit livre de Stéphane Hessel à l’époque qui s’appelait Indignez Vous. Et moi, je l’ai toujours un petit peu en tête parce que l’indignation, c’est la première étape. D’abord, on est en colère contre le truc, on se rend compte qu’il y a un truc qui ne va pas, ça déconne. Pour moi, c’est le moteur et à partir de là, on va se dire « OK, il faut changer les choses. »
Lui, le Kid est dans une espèce de colère permanente et il se construit là-dessus. On voit, c’est le type, on ne sait pas trop s’il faudrait l’avoir comme ami ou comme ennemi, mais il est très attachant. Mais en même temps, il est bouffé par cette colère. Ca va le porter vraiment tout au long du récit. Et c’est grâce à lui, finalement, que beaucoup de choses vont se déclencher et vont se réaliser.
Et donc deux romans qui sont quand même engagés, qui portent des messages vis à vis de la société, la SF est forcément engagée ?
Bonne question. Oui, je pense que la SF est forcément engagée d’un côté ou de l’autre. Les gens écrivent ce qu’ils veulent. Moi, je pense que quand on a la possibilité d’imaginer, de faire un peu de prospective et d’imaginer un monde futur, moi, j’ai envie que les choses aillent bien pour tout le monde et qu’on aille vers un monde meilleur. Donc oui, c’est clairement engagé. Je pense que ça doit être engagé et d’autant plus, je pense que quand on a des lecteurs et quand on a la chance d’avoir des lecteurs et des lectrices, on a une mission. C’est hyper important d’avoir cet aspect-là. Je n’imagine pas trop d’écrire juste un texte qui ne porte pas un discours.
Et la suite ?
Et la suite ? On commence un tout petit peu à en parler, ce sera pour l’année prochaine, peut-être au printemps 2024. Retour en Antarctique. Je ne vais pas encore dévoiler le futur titre parce que ce n’est pas sûr, mais retour en Antarctique, 2070. Le réchauffement climatique s’est arrêté 20 ans plus tôt et on ne sait pas pourquoi.
Très bien. C’est la tradition sur Fantastinet, le dernier mot t’appartient ? Dernier mot, dernière phrase ?
Waouh ! Je n’avais pas du tout pensé à ça.
C’est ce qui est drôle.
Oui, c’est ce qui est drôle. Je pense que travailler sur la question de la vulgarisation climatique et se former et continuer à encourager tous les mouvements, que ce soient des jeunes, des vieux, de tous les côtés, qui cherchent à faire changer un petit peu les choses et continuer à apprendre, apprendre et apprendre, parce que c’est en éduquant la population et en s’éduquant soi-même qu’on changera les choses.
Merci beaucoup.