Difficile d’expliquer ce court roman d’Olga Ravn, autrice danoise, tant la forme et le fond sont étranges et totalement déroutants.
Un voyage aux raisons inconnues
Dans ce récit, l’autrice nous transporte sur un vaisseau et nous suspectons déjà le voyage qu’il effectue est finalement de routine puisqu’il porte le nom du six-millième.
Nous ne savons pas grand chose de la mission que doit accomplir l’équipage, nous comprenons juste qu’il est question d’une Nouvelle Découverte mais aussi d’Objets qui sont stockés dans différentes pièces et sous la responsabilité des Employés.
Un ou des incidents, difficile de faire la part des choses, se sont produites, impliquant le Pilote 4 et au moins le Docteur Lund ou en tout cas leurs disparitions qui ont cristallisées un certain nombre de sujets.
La société qui possède le vaisseau décide donc de mener l’enquête grâce à une commission qui va prendre les témoignages des différents membres de l’équipage, et ce sont ces témoignages que nous découvrons page après page.
Une enquête et des témoignages qui patinent
Olga Ravn va donc nous raconter l’histoire et l’origine des incidents au travers d’un certain nombre de témoignages (je dirais une centaine) qui sont plus ou moins loin et nous apporte plus ou moins d’informations.
Au fil des textes, la réalité de ce futur de ce voyage se révèle. Le vaisseau a quitté la Terre avec un certain nombre de femmes et d’hommes pour remplir un certain nombre de tâches, parmi lesquelles l’entretien des objets qui sont à bord du vaisseau. Nous comprenons aussi que deux types d’employés sont à bord du vaisseau : ceux qui sont nés et ceux qui sont créés. Cette différentiation va peser de plus en plus dans l’histoire alors même que pour chacune des interventions, marquée par un chapitre, ne nous permet pas de dire s’il s’agit du témoignage d’un humain ou d’un ressemblant – terme qui qualifie les “créés”.
Et c’est le premier axe de réflexion à mon sens de cette histoire : les générations de ressemblants se succèdent, avec un matériel biologique de plus en plus proche du matériel biologique humain, et une série de mise à jour qui fait surgir des sentiments sur des créations qui ne devraient pas. La question se pose donc naturellement aux lecteurs et lectrices, tout comme aux humains et ressemblants du vaisseau : qu’est-ce-qui fait l’humanité ? A partir de quel moment se fait la bascule ?
La connaissance de la terre ne semble pas être non plus un élément clef puisque tous et toutes sont déracinées. Ces questionnements ressurgissent tout au long des retranscriptions, nous éloignant de plus en plus de l’enquête en elle-même, avec cette suspicion que ce questionnement hommes / machines est la clef des incidents.
L’aliénation au travail
Ce n’est pas le seul élément fort qui ressort de ce texte : la question du travail est posée là aussi. Si nous ne comprenons pas la nature de la mission du vaisseau, non plus que le travail de chacun des employés, il ressort aussi que les principaux intéressés ne semblent pas non plus en avoir la moindre idée.
Chacun a son rôle et le joue pleinement mais n’arrive pas à expliquer l’intérêt du voyage, non plus que l’intérêt d’entretenir chacun des objets de chacune des salles. Ces objets qui deviennent leur quotidien sont d’ailleurs aussi humanisés, et provocateur de réactions, essentiellement sentimentales, de leurs employés.
Le manque de sens de leur travail, couplé à une distance par rapport à leur famille (pour les humains) ou d’incompréhension sur ce qu’ils sont réellement (ressemblants) conduisent à un constat sombre de cette humanité vide de sens.
Ce court roman est donc une lecture particulière, exigeante pour réussir à tisser le lien entre les différentes briques qui s’ajoutent, dans un ordre incertain, laissant au lecteur / lectrice le choix de mettre l’accent sur un aspect ou l’autre et d’en faire sa propre interprétation. Je suis sûr qu’il y a autant de lectures possibles que de lecteurs / lectrices !
Une lecture qui désarçonne tout en questionnant sur ce que nous sommes et sur notre rapport au travail. A découvrir.
Pocket (Août 2021) – Collection Science-Fiction – 167 pages – 6,50 € – 9782266297783
Traductrices : Christine Berlioz et Laila Flink Thullesen (Danois)
Titre original : De ansatte (2018)
Couverture : Parade Studio
À des millions de kilomètres de la Terre, humains et ressemblants travaillent pour une puissante compagnie totalitaire à bord du six millième vaisseau : ce sont les employés. Suite à l’observation prolongée d’artefacts extraterrestres récoltés sur une planète habitable – La Nouvelle Découverte –, d’étranges incidents surviennent, et une commission d’enquête est dépêchée. Durant dix-huit mois, celle-ci va compiler les témoignages de l’équipage, humains comme ressemblants, pour comprendre la nature du mal qui semble ronger l’expédition…