Paru en plein confinement, Un long voyage de Claire Duvivier, publié aux éditions Aux Forges de Vulcain, est un roman qui ravira au-delà des amateurs de genre.
Au travers du regard d’un jeune orphelin, nous suivons l’Histoire avec un grand H… et ceux qui l’a font.
Prévue pour être réalisée aux Utopiales il y a 10 jours, je remercie Claire de s’être prêtée à l’exercice finalement à distance.
Bonjour Claire, merci d’avoir accepté de remplacer notre interview prévue aux Utopiales par une interview mail… Avant toute chose, comment ça va en cette période compliquée ?
Bonjour ! C’est effectivement une période compliquée, avec ce nouveau confinement. Mais je suis privilégiée : je ne travaille pas en milieu hospitalier, ni personne de ma famille. Même si les choses ne sont pas roses en ce moment dans le monde du livre, il faut savoir prendre du recul.
J’aimerai avant que nous parlions de Un Long Voyage échanger avec vous sur votre métier d’éditrice : comment es-tu arrivée à devenir éditrice ?
J’ai toujours été attirée par l’objet livre. Pendant mes études, j’ai eu l’occasion de faire un stage chez un éditeur médical, et j’y suis restée quelques années. L’édition technique, c’est très formateur. Puis par goût, j’ai eu envie de m’orienter vers l’édition littéraire, où il est autrement plus difficile de faire son trou… S’en sont suivies quelques années de précarité, en France et en Allemagne, au terme desquelles j’ai fondé, avec Estelle Durand, les éditions Asphalte en 2010.
On parle relativement peu du métier d’éditeur / éditrice : quels sont les éléments qui vous font faire le choix d’un titre plutôt que d’un autre ?
Ce n’est qu’une toute petite partie du métier, mais je sais que c’est celle qui fascine le plus. Chez Asphalte c’est très simple, car nous ne sommes que deux. Pour que nous décidions de publier un texte, il faut que nous ayons toutes les deux le coup de foudre pour lui. Car nous allons le porter et le défendre pendant des années, et investir sur lui et son auteur du temps et de l’argent ; cela demande une réelle implication dès le départ.
Et maintenant, vous avez franchi le pas de l’écriture avec votre premier roman publié aux éditions les Forges de Vulcain… Mais attendez, peut-être que je m’avance trop : depuis quand écrivez-vous ?
J’écrivais un peu à l’adolescence mais rien de bien sérieux. Je m’y suis remise il y a deux-trois ans. Entre les deux : quelques tentatives infructueuses, qui ont échoué par manque de disponibilité, disons. Mon métier est passionnant mais prenant. J’accompagne dans l’écriture des auteurs formidables, ce qui laisse parfois peu “d’espace mental” pour réfléchir à mes propres créations.
Donc, vous avez votre manuscrit entre les mains que vous envoyez à David Meulemans… Quel effet cela fait-il d’être de l’autre côté de la barrière ?
Eh bien c’est très étrange, mais pour en avoir parlé avec d’autres auteurs, je pense qu’il est de toute façon très étrange d’avoir un roman publié en 2020. Les cartes sont mélangées, les manières de promouvoir les textes et les auteurs doivent se réinventer. Comment repenser l’événementiel, les rencontres en librairies, les échanges avec les lecteurs ?
Ce roman est une vraie belle découverte de mon côté, un roman qui m’a surpris par sa construction alors même que le début et ma première rencontre avec Liesse me laissait penser à une histoire assez classique d’initiation… Pouvez-vous nous présenter Liesse ?
Liesse est le narrateur du roman. Il est né sur un archipel au milieu de l’océan, dans une famille de pêcheurs. À la mort de son père, sa mère ne peut plus subvenir à ses besoins et doit le “placer”, donc le vendre, au comptoir commercial impérial situé sur la plus grande île. L’idée était de donner à Liesse, au début du roman, tous les ingrédients du héros type : c’est un enfant, il est d’extraction modeste, il quitte son milieu pour un autre où il pourra grandir et évoluer… Je voulais jouer avec les attentes du lecteur sur ce genre de récits.
La particularité du récit est que, bien que notre narrateur soit Liesse, il n’est pas celui qui fait l’histoire mais plutôt cet homme de l’ombre qui contribue à la construction de l’histoire… La faiseuse d’histoire étant plutôt celle pour qui il travaille, Malvine… Il était important pour vous de faire ce pas de côté et de montrer ceux qui facilitent le travail des faiseurs d’histoire ?
Oui, c’était le parti-pris narratif que j’avais en tête en commençant à écrire, je voulais montrer l’histoire du point de vue de celui qui reste dans l’ombre. Mais Liesse n’est pas une éminence grise pour autant, il se voit lui-même comme une “petite main” et c’est ça qui m’intéressait encore plus. Au lieu de montrer le monde du haut du balcon d’où le glorieux dirigeant acclame la foule, je voulais l’observer depuis la rue, à la même hauteur que la foule. Même si Liesse ne fait pas tout à fait partie de celle-ci : il reste un étranger, partout où il va.
Malgré tout, le jeune Liesse a sa propre histoire, une histoire qui débute par une compromission des représentants de l’Empire qui vont l’acheter malgré l’interdiction de l’esclavage pour le sauver d’une situation bien pire… Finalement, cette bonne intention aura pour conséquence de toujours le laisser sur le bord de la route, étranger où qu’il soit. Je n’ai pu m’empêcher de faire le rapprochement avec la situation de nombreuses populations (migrants notamment) : était-ce un axe que vous souhaitiez aborder ?
C’est effectivement une grille de lecture. Il y a de nombreuses thématiques sociales, sociétales, qui traversent le roman, beaucoup peuvent faire écho à notre actualité, tout simplement parce que je vis dans mon temps et que ces questions me préoccupent. Je ne pourrais pas concevoir un monde imaginaire qui soit complètement déconnecté de notre réalité. J’aurais l’impression d’un décor en carton-pâte.
Ce qui est intéressant, c’est cette relation qui se noue entre Liesse et Malvine : il est finalement la seule personne en qui elle peut avoir confiance malgré toutes les différences qu’il existe entre leurs vies : finalement, une volonté de lier deux solitudes bien différentes ?
Les deux personnages ont été conçus pour être l’exact reflet l’un de l’autre. Tout les oppose par leurs origines, leur éducation, etc. Il y a une différence d’âge marquée entre eux. Et en dépit de tout cela, et de leur lien de subordination, il se crée au fil des ans cette amitié profonde, cette loyauté. Je ne sais pas si l’on peut parler de deux solitudes, mais leur point commun est peut-être d’être, chacun d’une manière différente, en décalage avec leurs contemporains.
Le roman est étiqueté “Fantasy”. Pourtant, cette dimension n’est pas ce qui saute aux yeux.. Nous avons juste l’impression de suivre la narration de Liesse, avec ses croyances et sa perception du monde. S’il existe un peu de magie, elle pourrait tout aussi bien être due à une forme de science : vous étiez attaché à la dimension “Genre de l’imaginaire” ou cela reste pour vous anecdotique ?
Les étiquettes, ce n’est pas trop ma tasse de thé, aussi bien en tant que lectrice qu’autrice. Mais en tant qu’éditrice je sais que c’est un outil important. Un long voyage est classé en fantasy parce qu’il joue avec les codes du genre, et c’est très bien ainsi. Même si je préfère, quitte à sortir l’étiqueteuse, le concept plus large de “littérature de l’imaginaire”. Auquel j’étais attachée, oui, parce que l’intrigue que j’avais en tête, et surtout la manière dont je comptais la bouleverser, imposait un univers, disons, non-mimétique… imaginaire, quoi…
Le livre reçoit de très bonne critique de la part des amateurs de genre mais aussi d’une presse plus généraliste : qu’est-ce-que cela vous fait d’avoir une forme d’unanimité ?
Houla, c’est peut-être un peu fort de parler d’unanimité, mais il est vrai que le roman a également parlé à des lecteurs qui ne lisent pas d’imaginaire, ou qui en lisent peu. Souvent grâce à un ou une libraire qui a mis entre leurs mains ce livre vers lequel ils ne seraient peut-être pas allés naturellement. Ou grâce à la magnifique couverture d’Elena Vieillard qui a attiré tant de regards. Évidemment cela me réjouit, j’ai l’impression d’avoir apporté ma modeste contribution au pont entre ces lectorats que construisent titre après titre tant d’auteurs que j’admire.
Et maintenant, la question que beaucoup doivent vous poser : allez vous poursuivre l’écriture, retournez vous à l’édition uniquement ou un peu des deux ?
Beaucoup des deux ! J’ai appris à jongler, maintenant 🙂
Quelles sont les prochaines parutions aux éditions Asphalte ?
En janvier nous publions La Ville des impasses, le deuxième roman d’Aymen Gharbi. Il y sera question d’urbanisme, d’écologie, de mégalomanie et d’une tueuse à gages très classe mais peu efficace. Là encore on est dans le mélange des genres total : farce pulp, anticipation sociale ? En février, nous rééditons notre roman vénézuélien L’Île invisible, de Francisco Suniaga, qui montre la face cachée d’une île paradisiaque, et donc ultra-touristique, des Caraïbes… notamment ses combats de coqs. En mars, nous publions Casino Amazonie, le nouvel Edyr Augusto, qui nous emmène une fois de plus dans l’État brésilien du Para, dans un récit d’une terrible noirceur.
Je vous laisse le mot de la fin 🙂
Je suis très mauvaise en mots de la fin ! Je nous souhaite à tous beaucoup de fortitude.