J’ai découvert Julia Richard au travers de son roman Carne, un titre qui était déjà paru aux éditions L’Homme Sans Nom et qui nous plongeait dans l’esprit d’un homme en train de devenir un zombie… Les scènes pour certaines vous questionneront sur vos pratiques de consommateurs…
Deuxième roman que je découvre de l’autrice, Paternoster, toujours aux Editions de L’Homme Sans Nom vont vous secouer autant mais pas pour les mêmes raisons. Le destin de Dana et l’environnement familial et sociétal dans lesquels vous allez les suivre ne vous seront, bien malheureusement, pas étrangers…
Julia a accepté et je l’en remercie de répondre à quelques unes de mes questions par mail. L’occasion d’échanger sur ces deux titres pour notre plus grand plaisir
Bonjour Julia, avant de commencer à parler de ton dernier titre Paternoster, j’ai envie de te demander : qui es-tu ?
Oulah Allan, tu attaques dans le dur, direct !
Eh bien, je suis Julia Richard, petite trentaine, vivant en région Lyonnaise. Quand je n’écris pas des romans, je travaille dans le marketing (en ce moment dans le secteur du sexe), et je m’occupe de mon chat. La normalité quoi.
Le premier roman par lequel je t’ai découvert est Carne… Un roman un peu particulier, mode transformation zombie, déjà aux éditions L’Homme Sans Nom : pourquoi écrire sur le zombie ?
Particulier ? Mais non, si peu ! Qui n’aime pas un peu de barbaque ? -dit la végétarienne-
Blague à part, l’idée c’était vraiment d’interroger sur les dérives de notre monde moderne. A force de regarder des séries ou des films de zombies, on voit pas mal de gens qui réfléchissent à des stratégies du type « moi je prendrais telle arme », « je me mettrais à l’abri ici ». On a presque l’impression qu’ils attendent finalement que ça arrive. Partie de ce constat, j’ai voulu construire un scénario dans lequel on donne aux gens une bonne raison de croire à une pandémie zombie à grand renfort de désinformation, tout en suivant le point d’un homme « malade », contraint à manger de la viande humaine, et traité comme un « monstre »… Ce qui nous amène à nous demander qui est vraiment le monstre ? Un peu comme le faisait Romero dans ses différents films.
La chapitrage de ce roman était, comme son personnage principal, sans dessus dessous : ce n’était pas un risque pour toi de perdre tes lecteurs et lectrices ?
Alors c’était déjà un risque pour trouver un éditeur (et faire croire à mon entourage que je n’avais pas complètement pété les plombs), mais il était impensable pour moi de faire un compromis là-dessus. C’est le cœur du récit : les chapitres sont chamboulés parce que le personnage est lui-même perdu dans ce qu’il lui arrive. Pour mieux projeter le lectorat dans la peau de Simon, il fallait passer par là, à mon sens. Ca demande du lâcher prise pour petit à petit pouvoir recoller les morceaux, mais j’aime bien malmener mes lecteurices. 😊
On me demande souvent si on peut lire Carne dans le sens chronologique, et vous faites bien ce que vous voulez, mais je ne le recommande pas. On perd en immersion, et puis, il y a des chapitres en double, des chapitres en moins, des chapitres sans numéro et de l’anachronisme volontaire, donc ça ne fonctionnerait pas très bien, je pense.
Parlons un peu maintenant de Paternoster : nous ne sommes pas du tout dans le même univers…
Non. 😊
Tu nous présentes Dana qui semble être une jeune plutôt dans une bonne dynamique même si sa relation amoureuse semble lui peser : alors pourquoi elle ?
Parce qu’on est tous un peu Dana. J’ai été Dana, et j’ai puisé dans mes échecs et mes réussites amoureuses pour décrire à quel point il est si facile de mettre un doigt dans un engrenage terrible. Ca m’est arrivé alors que j’ai la chance d’être une femme avec du caractère, et issue d’un milieu privilégié, alors qu’en est-il pour celles et ceux qui sont plus vulnérables, de par leur origine ethnique, sociale, culturelle, etc. ? Dana est une jeune femme française d’origine algérienne issue d’une famille modeste et monoparentale, mais ça aurait pu tout à fait fonctionner de la même façon avec quiconque pourvu qu’il y ait un rapport de force qui le permette.
Dana rencontre Basil Paternoster et tout semble les opposer : origine sociale, carrière professionnelle, origine éthnique… Ça ressemble quand même à un joli conte de fée, non ?
Justement, il est là le piège : Basil a tout du prince charmant tel qu’on nous le présente traditionnellement : beau, éloquent, issu d’une famille bourgeoise aisée, avec un métier stable et rémunérateur. Il est un coupe-file pour une vie -supposément- rêvée, mais j’avais envie de questionner la légitimité de ce raisonnement justement. Est-ce que tous les sacrifices valent le coup qu’on les fasse pour grimper l’échelle sociale ? Et si, finalement, le bonheur n’était pas ce qui pouvait nous arrive de pire ?
Pourtant, la relation de couple est loin d’être simple, la distance entre les deux mondes semble trop importante pour permettre que cela tienne… Si on se place du côté de Basil, on le sent “prisonnier” de sa condition et “contraint” malgré lui de répondre à certaines règles d’une société patriarcale ?
Complètement ! Le récit se place du point de vue de Dana et illustre toutes ces injonctions qui pèsent sur les femmes, mais il est évident que les hommes souffrent eux aussi d’une pression sociétale avec des attentes fortes autour du statut, de l’attitude, de la réussite, du patrimoine, de la masculinité etc.
Personne n’est gagnant au jeu du patriarcat.
La vraie “victime” de cette société est bien évidemment Dana… On ressent tout au long de cette histoire que la jeune femme est contrainte d’accepter un certain nombre de comportements inacceptables, de faire des concessions sur de trop nombreux sujets : tu penses que c’est une réalité toujours actuelle pour de nombreuses femmes ?
J’ai vraiment besoin de répondre à cette question ?
Malheureusement, oui. On ne le subit pas toutes au même niveau, mais cette violence-là qu’on nous impose et qu’on nous pousse à nous infliger est toujours là.
Les femmes ne sont pas un produit, ni un objet, et n’ont pas de Date Limite d’Utilisation Optimale. (Et la maternité n’est bien entendu ni une obligation, ni une fin en soi)
L’exemple le plus frappant je dirais, c’est que dans Paternoster il y a une scène très dérangeante autour de violences gynécologiques. J’ai eu 4-5 hommes qui sont venus m’en parler pour me dire qu’à leur yeux, ça manque de réalisme. Selon eux, une femme ne pourrait pas accepter que ça aille aussi loin. Et pourtant, aucune femme n’est venue me voir pour remettre en cause la plausibilité de cette scène -par ailleurs partiellement inspirée de mon vécu personnel-. On a tellement intégré certains concepts comme le « il faut souffrir pour être belle », qu’être maltraitée physiquement ou psychiquement est une évidence dans notre quotidien sur laquelle on ne s’arrête même plus.
Celia, la belle-mère de Dana et mère de Basil, tout comme la mère de Dana d’ailleurs, semble d’une certaine façon faire perdurer ce comportement sociétal : en plus du poids de la société, la famille renforce cette situation ?
Tout le monde renforce cette situation. Comme je disais, on se l’inflige aussi, mais tout nous y pousse : la société, les médias, la cellule familiale, le tissu social… Et oui, j’imagine qu’en fonction des familles, la pression est plus ou moins forte.
A 26 ans, ma mère -que j’aime très fort : bisou maman !, et qui est à sa façon féministe- m’a dit que « [m]es œufs sont en train de périmer. » pour exprimer l’idée que je devrais arrêter de papillonner dans ma vie amoureuse et ferrer un géniteur prêt à m’engrosser. (Mes œufs doivent être carrément moisis à ce stade, désolée maman).
Les femmes ne sont pas un produit, ni un objet, et n’ont pas de Date Limite d’Utilisation Optimale. (Et la maternité n’est bien entendu ni une obligation, ni une fin en soi). Bref, je m’égare.
J’ai envie de te poser la question du coup… Comment fait-on pour sortir de ce fonctionnement : le chantier semble titanesque !
[soupir] je ne suis qu’autrice… Si seulement j’avais une réponse simple à une question tentaculaire, ça serait formidable, mais j’imagine que tout un paquet de sociologues, ethnologues, anthropologues et économistes sont mieux placés que moi pour y répondre. Mais je dirais… Hmmm… En étant alerte sur le monde dans lequel on vit et en remettant en question certaines évidences, pour commencer ?
D’un point de vue éditeur, il est étonnant de voir ce titre, que l’on peut voir légèrement fantastique ou pas, chez l’Homme Sans Nom… Quelle est la raison de ton choix ?
Alors. Fun fact, ça a été un bras de fer pendant deux ans… Dimitri m’a eue à l’usure ! [ha ha].
Je rigole. J’ai soumis ce roman à HSN parce que j’avais une obligation contractuelle de le faire, et ce, en pensant prouver qu’il n’était PAS pour HSN.
Résultat Dimitri m’a recontactée deux semaines plus tard, m’a invitée à déjeuner et m’a annoncé « Je le veux ». Ce à quoi j’ai répondu : « non. ». Déformation professionnelle oblige, j’ai défendu que question marketing, par rapport à l’ADN de la maison d’édition et le lectorat, ce texte n’allait pas pouvoir entrer dans le catalogue, et ça serait un raté, aussi bien pour HSN que pour moi, de l’y faire entrer aux forceps.
Dimitri m’aura bien proposé de le ranger en polar ou en fantastique, ce que j’ai catégoriquement refusé puisqu’aucune de ces étiquettes ne convient. Je n’ai accepté de lui céder les droits qu’à la condition qu’on créé un nouveau label distinct pour l’accueillir. HSN a donné son accord et a également soumis une condition : que je n’envoie ce texte à aucune autre maison d’édition d’imaginaire qui pourrait convenir, tant qu’il n’aurait pas eu l’occasion de me faire une proposition formelle…
Après ça, on a brainstormé pendant des mois pour choisir un nom et un positionnement pour ce nouvel espace d’expression, et c’est comme ça qu’est né le label ir_réel.
Et au final, avoir la primeur du lancement en grandes pompes de cet élan éditorial, ça m’allait bien. Je suis fière de participer à casser certaines barrières dans la littérature de genre et de pouvoir créer des ponts avec la littérature contemporaine dite « généraliste ».
As-tu déjà une idée de roman ou carrément une publication à venir ?
Oui ! Un roman de fantasy chez actusf qui sortira cet été (en août normalement) dans la collection Badwolf, mais aussi un album illustré de réécriture des contes des Mille et une nuits chez Le Héron d’Argent prévu pour la fin d’année.
Et bien sûr, je suis déjà sur un nouveau projet qui s’annonce aussi sombre que les précédents, et avec un esprit déjanté à la Carne.
Tu nous dis un dernier petit mot pour la route ?
La route ? Très bon film de Hillcoat, je recommande !
Merci Fantastinet pour cette interview ! 😊