Depuis 5 ans maintenant, Morgane Stankiewiz a lancé les éditions Noir d’Absinthe dont le catalogue n’a pas cessé de s’enrichir avec notamment le titre Vert-de-Lierre de Louise Le Bars que j’avais chroniqué
Nouvelle rencontre avec l’autrice durant le festival Ouest-Hurlant, où Noir d’Absinthe avait un beau stand, mais aussi pour la sortie de Nous parlons depuis les ténèbres, recueil de nouvelles d’horreur, intégralement écrites par des autrices qui m’a donné envie d’échanger avec Morgane sur ses métiers.
L’interview, réalisée par mail le week-end de l’Ascension 2023, nous éclaire sur le parcours de l’autrice / éditrice !
Bonjour Morgane, nous nous sommes croisé·e·s au salon Ouest-Hurlant et on s’était dit que ce serait bien de parler de ton travail… Mais avant de le faire, pourrais-tu te présenter ?
Bonjour Allan, merci de prendre le temps pour cette interview !
Je suis poétesse, écrivaine et éditrice, et j’habite à Rennes en Bretagne depuis 2019.
Autrice, éditrice, qu’est-ce qui t’a poussé vers les métiers du Livre ?
C’est un chemin assez original qui m’y a menée. Si j’écris depuis que je suis enfant, que j’ai longtemps été active sur des forums de jeu de rôle textuels et que j’ai beaucoup joué sur table, il m’aura fallu aller en Australie pour avoir le déclic.
Pour le contexte, j’ai passé quelques mois là-bas, en 2014, et lors d’un dîner philosophique sur le thème de la mort et la transcendance (ça ne s’invente pas), j’y ai rencontré Devon, qui écrivait son premier roman de SF. Nous nous sommes revus quelques fois, et il m’a donné envie de me mettre sérieusement à l’écriture romanesque.
À mon retour en France, je me suis attelée à la tâche, et c’est ainsi qu’est née Isulka la Mageresse, ma duologie de fantasy historique. Une fois le premier roman terminé, tout s’est débloqué et j’ai écrit d’autres romans, ainsi que des nouvelles. Isulka a été publiée chez Lune Ecarlate, maison aujourd’hui défunte, pour laquelle je me suis aussi proposée en tant que directrice de collection.
Alors salariée dans un grand groupe parisien, j’ai envisagé un temps de quitter mon emploi pour me consacrer à l’écriture, mais mon employeur a eu la très bonne idée de lancer un plan de licenciement économique à ce moment.
Je me suis positionnée pour un départ volontaire, ce qui m’a permis de financer un projet d’entreprise : Noir d’Absinthe.
En tant qu’autrice, tu as participé récemment à l’anthologie Nous parlons depuis les ténèbres aux éditions Goater : pourquoi ce choix de participer à un recueil de nouvelles d’horreur exclusivement écrites par des femmes ?
Estelle Faye, qui a dirigé l’anthologie de Floriane Soulas, m’a parlé de son agacement de ne pas voir davantage d’horreur – surtout féminine – dès les Imaginales 2022. Nous nous sommes revues lors des Mystériales de la même année et avons davantage parlé du sujet, de la faible présence des femmes dans l’horreur, elle-même absente des librairies depuis maintenant des années.
Pourtant, des artistes y œuvrent. Morgane Caussarieu, par exemple, jouit d’une certaine visibilité pour ces textes, mais pas autant qu’ils le méritent. Du côté de Noir d’Absinthe, si nous publions des textes sombres, voire horrifiques, les ventes de ceux-ci restent confidentiels.
Estelle m’a alors parlé de cette anthologie un peu folle, qui avait pour but de réunir des autrices plus ou moins connues de la sphère imaginaire francophone, afin de mettre en avant et le genre, et les femmes qui œuvrent dans celui-ci.
Si on regarde le nombre d’autrices de Fantasy, on pourrait se dire qu’il y a une forme d’équité, mais dès que l’on devient un peu reconnu, la donne change et ce sont le plus souvent des auteurs masculins qui parviennent à faire carrière et qui sont mis en avant par les diffuseurs. Il suffit pour cela de regarder les maisons d’édition d’une certaine taille et prestige pour voir moins de femmes dans ce registre..
Amoureuse de l’horreur et engagée pour la valorisation des femmes dans les Arts, je ne pouvais que me lancer dans l’aventure. Afin de marquer le coup, j’ai rédigé un de mes textes les plus extrêmes, pour montrer que la littérature au féminin était glaçante d’effroi et de cruauté quand elle le souhaite.
Sens-tu toujours une difficulté pour les femmes dans certains domaines de l’imaginaire ?
Malheureusement, oui, il y a encore une grande différence, et ce dans tous les domaines de l’Imaginaire adulte (je connais moins celui Jeune Adulte, qui semble moins discriminant sur le sujet).
Tout d’abord, et de manière marquée, on le voit en SF : s’il y a des femmes qui publient et qui commencent à être visibles (je pense à Audrey Pleynet au Bélial, ou à Émilie Querbalec), force est de constater que les femmes sont beaucoup moins représentées. Je me souviens d’une discussion avec un éditeur spécialisé en SF que je ne nommerai pas et qui me disait, sans sourciller, qu’il y avait moins de femmes en SF parce que c’était un genre plus difficile que la Fantasy. En effet, d’après lui les femmes s’accrochaient moins et donc publiaient moins dans le genre… Anecdotique mais hallucinant tout de même.
Pourtant, en Fantasy c’est aussi compliqué. Si on regarde le nombre d’autrices de Fantasy, on pourrait se dire qu’il y a une forme d’équité, mais dès que l’on devient un peu reconnu, la donne change et ce sont le plus souvent des auteurs masculins qui parviennent à faire carrière et qui sont mis en avant par les diffuseurs. Il suffit pour cela de regarder les maisons d’édition d’une certaine taille et prestige pour voir moins de femmes dans ce registre..
Heureusement, des maisons d’édition de taille intermédiaire perturbent tout ce beau monde, comme Argyll, ActuSF ou encore Goater : des maisons engagées et féministes. Quel bonheur de voir Nous parlons depuis les ténèbres s’arracher en salon, ou encore le succès prodigieux de la Cité Diaphane d’Anouck Faure, qui est pourtant un premier roman dans une maison encore récente (Argyll).
J’en viens du coup à ton métier d’éditrice : est-ce une des raisons pour lesquelles tu as fait le choix de créer ta propre maison d’édition, Noir d’Absinthe ?
Je n’y avais pas spécifiquement songé à l’époque de la création, même si bien sûr je voulais laisser une belle place aux autrices. Dans les faits, c’est pourtant ce qui s’est passé : les femmes sont majoritaires chez nous, que ce soit en Fantasy, en Fantastique ou bien en Horreur.
En revanche, en SF, ce ne sont que des hommes qui sont publiés, et cela pour une raison simple : je n’ai presque reçu aucun manuscrit de SF au féminin. Déjà les manuscrits étaient peu nombreux, mais d’une rareté désolante du côté des femmes.
Est-ce que les femmes écrivent moins de SF ? J’ai du mal à le croire : souvenons-nous que la fan-fiction de Star-Trek, au succès retentissant, est avant tout l’œuvre de femmes. Je pense plutôt, et c’est là de l’observation uniquement, qu’il y a un complexe d’illégitimité pour les femmes, sans doute le même qui les poussent vers des filières littéraires plutôt que scientifiques, alors même que les notes des étudiantes dans ces matières sont en moyenne plus élevées que celles des étudiants.
J’ai observé la même chose du côté des auteurs et autrices racisées, dont j’ai reçu très peu de textes, ce qui entretient une littérature avant tout blanche. C’est terrible parce qu’à côté de cela, lorsque l’on lorgne du côté de Wattpad, il y a une grande diversité. C’est la preuve que tout le monde écrit, mais que tout le monde n’envisage pas l’édition, et là on entre dans des mécanismes sociétaux, un racisme et une misogynie institutionnalisées qui empêchent ces publics de publier, y compris dans des petites structures.
Je ne peux qu’encourager toutes et tous à envoyer des textes, surtout aux maisons (trop rares mais qui existent) qui aimeraient faire une différence et laisser leur chance à des auteurs ou autrices minorisées.
Quelle est la ligne éditoriale que tu as souhaité mettre en place ?
J’aime présenter Noir d’Absinthe comme une maison d’édition du XIXe créée en 2018. En effet, si nous publions dans tous les genres de l’imaginaire, ainsi qu’en thriller ou en romance, tous nos textes ont une sensibilité gothique et romantique.
J’ai voulu depuis le début des textes à la marge, qui explorent les limites, ne s’arrêtant pas à un genre codifié, et tant pis s’ils sont inclassables et plus difficiles à vendre.
Nous rejetons ainsi tout manichéisme, toute notion de bien et de mal, ainsi que les morales faciles. Les textes sont parfois extrêmes, parfois accessibles, mais chacun d’eux se doit d’être une expérience originale et différente.
Et après 5 ans d’existence, quel regard portes-tu sur le développement de cette activité ?
Tout d’abord, je suis fière que la maison vive encore après cinq ans. Le consultant qui m’a accompagnée dans le cadre du plan de licenciement me donnait deux ans tout au plus.
Je ne peux qu’encourager toutes et tous à envoyer des textes, surtout aux maisons (trop rares mais qui existent) qui aimeraient faire une différence et laisser leur chance à des auteurs ou autrices minorisées.
Pourtant, nous sommes toujours là. Nous affrontons malgré tout la difficulté d’être une maison d’édition indépendante dans un monde du livre taillé pour les Hachette et les Gallimard, ne nous laissant que des miettes. Ce n’est pas David contre Goliath, mais plutôt Spartacus contre Crassus, et on sait très bien comment cette histoire s’est terminée.
Ainsi, j’ai abandonné l’idée d’un jour me rémunérer pour mon travail chez Noir d’Absinthe, c’est déjà assez incroyable de pouvoir pratiquement rembourser nos coûts, et encore, avec l’aide de la région et de la ville. Quelque part, c’est libérateur : sans obligation de rentabilité, je vais certes devoir passer moins de temps sur la maison d’édition, mais nous pouvons explorer davantage les marges, prendre encore plus de risques, nous battre pour le texte et ses valeurs sans autre considération.
L’absence de sécurité a toujours été le prix de la liberté, et je suis de celles qui pense que jamais la liberté n’est trop payée…
Je vois que tu as un nouveau titre Dremence qui vient de paraître… Tu nous le pitche ?
Oui, Dremence était le gros projet de la maison d’édition pendant deux ans. Non seulement c’est un roman horrifique très dense, mais nous avons fait appel à Anouck Faure, à qui l’on doit la couverture de Nous parlons depuis les ténèbres, pour illustrer le livre et proposer une version très collector de celui-ci.
Anouck a plongé ses mains dans les entrailles de mon Art et en a sorti sa substantifique moelle dans une œuvre d’une noirceur terrible. Elle a même développé une technique, la quarantaine d’illustrations du livre ainsi que la couverture ayant été réalisées à la lame de rasoir.
Ainsi, ce roman est une œuvre à part, dont la noirceur s’écoule hors du livre, descente dans les enfers d’un père ayant perdu sa fille et se montrant prêt à tout pour la retrouver. Tout dans le texte comme le dessin est démesure, écrasement métaphysique autant que psychique de l’individu.
Nous avions fait une campagne Ulule pour ce texte, avec un succès hélas modéré, loin de nos attentes. Sans doute parce que l’horreur au féminin n’est pas encore à ce point développée. D’où la nécessité, là encore, du projet-livre d’Estelle, de Floriane et des éditions Goater.
Quelle va être ton actualité et celle de Noir d’Absinthe dans les prochains mois ?
Après des années très actives, avec environ dix livres par an, l’activité ralentit. Notre catalogue nous permet désormais une certaine respectabilité dans le milieu de l’édition indépendante, et certains de nos auteurs et autrices commencent à s’installer dans le paysage littéraire.
Cela nous permet de souffler. Ralentir n’est pas le réflexe habituel, que ce soit dans l’édition ou l’entreprenariat, et pourtant cela me semble vital. Je crois sincèrement à la décroissance d’un point de vue sociétal, mais aussi d’un point de vie personnel et professionnel.
Mon but est d’être encore là dans cinq ans, dans dix ans, dans vingt ans, et cela ne se fera qu’avec patience et résolution.
D’un point de vue plus prosaïque, l’un de nos auteurs, Gillian Brousse, a totalement refait le site Internet, qui est aujourd’hui bien plus navigable et professionnel. Nous le présenterons prochainement !
Je te laisse le mot de la fin, tradition fantastinettienne 🙂
Merci Allan, ce sera un mot aux lecteurs et lectrices :
Aujourd’hui, des maisons d’édition et des artistes se battent pour proposer des œuvres impactantes.
Il ne s’agit pas de produits de consommation, mais de morceaux d’âmes et d’entrailles et de rêves et de peines. Chaque œuvre est une curieuse alchimie entre espoir et désespoir.
Il est parfois tentant de s’arrêter à ce que l’on connaît, de faire confiance aux grands noms, au prestige… mais aujourd’hui, tous les risques se prennent dans les petites structures ; c’est là que se trouve le noyau bouillonnant de l’Art. C’est là que l’on peut être bousculé·e, choqué·e, interpellé·e, ému·e, dérangé·e…
Je ne peux que vous engager, vous aussi, à prendre le risque, à descendre avec nous, à emprunter les chemins de traverse de la littérature, à vous éloigner du sentier et à vous perdre, pour trouver des œuvres brûlant d’une authenticité féroce.