Retrouvez l’actualité des littératures de l’imaginaire (Science-Fiction, Fantastique, Fantasy, et autre) ainsi que des interviews de celles et ceux qui les construisent.

Interview de Pierre Léauté

Pierre Léauté a déjà 11 romans publiés, chez différents éditeurs, naviguant entre l’uchronie, qui l’intéresse par écho à son métier de professeur d’histoires mais aussi de la SF hors contexte historique.

Invité au salon angevin Imajn’ere, Pierre a accepté de m’accorder un peu de temps pour parler de The 8 list publié aux éditions HSN et La trilogie du singe aux éditions 1115.

En quelques mots, The 8 list va nous emmener dans le monde des GAFAM (Google Amazon Facebook Apple, Microsoft) en compagnie de Thomas, jeune ingénieur informatique au talent incontestable… Il a l’idée du siècle avec l’application The 8 list qui permet de nommer les 8 personnes que nous détestons… La suite est à découvrir dans le roman.

Côté La Trilogie du singe, nous avons le droit à 3 nouvelles uchroniques qui vous surprendrons avec une thématique centrale : Nous sommes tous le singe de quelqu’un.

Je vous laisse découvrir notre échange, réalisé le samedi 13 mai 2023.

Vous pouvez autrement passer par Spotify !

Vous pouvez retrouver la retranscription ci-dessous 🙂

Bonjour Pierre, c’est la deuxième fois qu’on se croise là en si peu de temps. Tu fais le Tour de France ?

Tout à fait. Oui, effectivement. On s’était vu à Ouest Hurlan pour le beau festival Rennais. Et puis là, on est de retour maintenant à Angers. La belle ville d’Angers. C’est la bière, ça. À Angers pour le beau festival des Imaginaires, donc des 13 et 14 mai.

Et là, aujourd’hui, je voulais parler essentiellement de The 8 List, ton huitième roman… pour de vrai ?

Alors oui, pour de vrai, il y a eu juste une petite trichouille puisque le livre numéro 9 que j’avais écrit après est sorti avant. Donc les joies éditoriales font que parfois, les choses peuvent changer. Mais effectivement, ça a bien été mon huitième roman qui est paru au mois d’octobre 2022.

J’avais une question. ” eight ” pour Huit, mais aussi pour ” Haïr “. Est ce qu’on aime détester ?

Peut-être qu’on aime détester. En tout cas, je pense qu’on est tous un petit peu enclin, à minima, à l’envie, à la jalousie, parfois à se fâcher contre quelqu’un. Après, pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Ça fait partie et c’est une partie inhérente de la nature humaine, parfois, que d’aller jusqu’à la haine. Alors effectivement, le mot peut paraître fort. D’ailleurs, ce mot, on peut mettre 1000 réalités différentes, 1000 degrés de détestation, 1000 degrés de jalousie, de rancœur, d’amertume. La tentation du jeu de mots était grande entre le ” hate ” et ” eight “, mais oui, je pense que quelque part, ça fait partie du cycle naturel à un moment donné, d’éprouver ce sentiment-là.

Et du coup, Thomas, il crée cette application, il imagine cette application, tout au moins… Et derrière cette liste, ce sont huit noms


Thomas, il a une idée, une idée qu’il juge brillante : celle d’une application pour smartphone où l’usager mettra les huit noms des gens qu’il aime le moins. Ça fait un tabac puisque l’application ne devient peut-être pas immédiatement, mais petit à petit, un géant planétaire des réseaux sociaux, un milliard d’utilisateurs qui vont tous, les uns après les autres, se nommer les uns envers les autres, se critiquer. Et puis, le pire, c’est que lorsque votre nom apparaît sur une liste, on reçoit une notification nous poussant à réagir, à nous même s’investir sur ce réseau social qui va monétiser la haine. On connaît Tinder, on connaît Meetic, là, on a l’équivalent, mais pour ce sentiment-là.

Pour toi, on pourrait se penser, puisque cette liste est une liste figée, fermée, elle ne bouge que si quelqu’un la quitte définitivement, les gens pourraient ne pas adhérer à ce principe.

J’ai beaucoup réfléchi à la chose. Effectivement, une fois que l’on a noté un nombre de noms, en théorie, on ne peut plus l’enlever. On peut intervertir. Par exemple, si on a mis quelqu’un en rang numéro 1, on peut le baisser, le mettre en rang numéro 2. Si à un moment donné, on a une haine féroce contre un homme politique – c’est à la mode en ce moment – on peut changer l’ordre, mais on ne peut pas l’enlever. Ce qui veut dire que mettre quelqu’un à dos jeune, il faut attendre peut-être que la nature fasse les choses et que la mort emporte le nom de la personne et la personne elle-même. Si on met une personne qui est fictionnelle comme le comte Dracula, par exemple, ou King Kong, je dis n’importe quoi, ça restera à tout jamais.

D’accord. Ce qui est intéressant, c’est que dans les premiers temps, on a tendance à voir plutôt, sans divulgâcher le propos, on a tendance à voir plutôt une haine de proximité, le voisin, la tondeuse, ce genre de cas… 

Il n’y a pas l’exemple du voisin et de la tondeuse, d’ailleurs. Ça s’étend. Il y a plusieurs écoles : on aura des personnes qui auront le sens du bien commun, de l’intérêt général, c’est à dire qui se diront ” Pour le bien de l’humanité, ce serait bien qu’il y ait des personnes en moins où j’ai besoin de désigner, de pointer du doigt les personnes qui provoquent le mal. Et il y en a d’autres, au contraire, qui verront plutôt l’intérêt particulier, qui, comme tu l’as dit, vont plutôt nommer le voisin, un membre de la famille, un cousin, que sais-je. Donc effectivement, on peut avoir cette confrontation, ce conflit d’intérêt. Dans un élan cathartique, est ce que je me fais du bien à moi ou à l’ensemble de la communauté ?

Ce qui m’a intéressé aussi, c’est le côté social qu’il y a dans cette dimension là. Dans un premier temps, on a un peu l’impression que c’est une façon d’extérioriser sa haine, quelque chose qui ne fait pas mal. Non ? C’était un peu l’idée de l’application ?

En tout cas, dans l’argumentaire commercial tel que c’est présenté dans le livre, c’est vu comme étant gratuit, c’est vu comme étant une solution permettant d’éviter, je dis, une peine de prison, d’éviter la dispute, la querelle. Si on est un petit peu lâche, ça peut être une solution. Donc effectivement, en tout cas, c’est vendu par le héros, par Thomas, comme une solution, et c’est fou que de le dire, une solution de paix sociale, de pouvoir libérer ce qu’il y a en nous, le monstre qu’il y a en nous, de pouvoir dire ce qu’on a envie de dire, de se lâcher. C’est vu comme étant, finalement, facteur de bien. Évidemment, dans le livre, sans effectivement dévoiler l’ensemble des ressorts de l’intrigue, on se rend compte que non, cette application va avoir des conséquences absolument terribles. On peut imaginer des divorces qui se passent très mal et la personne, par exemple, la femme qui se plaint de ce que son mari l’a placé sur une liste. On peut imaginer tous les ravages que ça peut faire dans une cour d’école. À la récréation, on peut imaginer… On sait bien comment sont les enfants et dans le livre, on imagine que pour appater encore plus de segments de population, plus de cibles encore, on a créé l’application 8Kids.

C’est absolument terrible, c’est absolument amoral et malheureusement, c’est très réaliste.

Oui, et le sujet qui m’a le plus interpellé, c’est ce moment où ça bascule, c’est à ce moment où cette application, on a l’impression qu’elle a un écho en vrai. Et je n’ai pas pu m’empêcher de penser à l’histoire de Samuel Paty avec une haine qui démarre sur un réseau social privé, il ne se passe rien et à un moment, ça déborde sur le réel.

Oui, et on dit que l’enfer est pavé de bonnes intentions et souvent, on est dans l’offusquation, on se dit ” Un tel, il m’a fait ci, un tel, il a fait ça ” et on s’en plaint et nos plaintes peuvent être récupérées. On l’a vu avec, malheureusement, l’affaire Samuel Paty, ça a pris des proportions absolument terribles puisqu’on a vu que cette affaire-là, notamment, a eu des répercussions jusqu’au Pakistan. 

On voyait des personnes qui prenaient faits et causse dans cette affaire là qui, pourtant, s’est déroulée à des milliers de kilomètres. Ce que je veux essayer de faire comprendre à travers ce livre, c’est que là, on a affaire à un réseau social planétaire avec un impact planétaire. Le côté fun, c’est que si on clique sur un nom, on peut dire ” Tiens, il y a tant de millions de personnes qui partagent ma haine. ” Et puis, il y a le côté un petit peu moins fun. On se rend compte qu’ on va avoir, par exemple, des gens qui vont déborder, qui vont dériver. J’évoque même, sans trop rentrer dans le détail dans le livre, l’hypothèse d’un ” cycle killer “, donc quelqu’un qui s’empare même du principe de la liste et qui veut purger une partie de la population des éléments qu’il estime impurs.

Et au-delà de ça, le personnage qu’on pourrait imaginer comme un homme mauvais, je n’ai pas eu le ressenti d’un homme mauvais. J’ai eu l’impression d’un homme qui a une idée, qui pense que l’idée est bonne. Et on retrouve un peu tous ces grands noms, Zuckerberg et plus particulièrement, Travis Kalanick, j’ai été chercher son nom, le patron d’Uber pour tout un tas d’autres raisons aussi dont je parlerai après. Est ce que c’était des références ?

 Oui, Thomas, c’est un agrégat de ces grands magnats. On peut s’en plaindre, on peut les vouer à toutes les hégémonies possibles. Oui, ils sont captivés par l’argent. Il y a une espèce de soif inaltérable, une ambition contre laquelle on a du mal à la comprendre. Est ce qu’on se dit à partir de quand, est ce qu’à partir de combien de millions de milliards de dollars on peut se satisfaire de ce que l’on a ? Et ces gens-là ont une soif inaltérable, comme si le monde était un objet qu’il faut conquérir à tout prix. Alors oui, le héros peut être vu comme étant mauvais, mais ce serait simpliste. Ce serait voir le personnage trop à la surface. Je crois qu’ en Thomas, il y a un petit peu de nous aussi. Peut être qu’on ne peut pas le taxer de naïveté. Je veux dire que cette application là, au fond, lui, il sait pertinemment qu’à trop monétiser le mal, c’est forcément qu’il joue avec le feu. Mais ça fait longtemps que l’humanité joue avec le feu. Souvent, on oublie que ce n’est pas parce qu’on peut faire quelque chose qu’on doit le faire.

On l’a vu avec Oppenheimer, on l’a vu récemment avec les intelligences artificielles. Souvent, les hommes, quand ils peuvent faire quelque chose, ils le font. Je ne pose pas forcément la question attendue Mais est ce que je dois le faire ? ” ; “ Est ce que l’éthique, la morale m’en empêche ? ” Il n’est pas meilleur que nous, Thomas. Il a eu cette idée, il a enclenché, il a financé, il a mesuré la possibilité du succès ou de la défaite. Mais tout ce qui arrive après, on peut le déplorer. Mais de la même manière qu’ Elon Musk, on ne va pas pouvoir lui mettre sur le dos tous les torts du monde non plus.

C’est vrai. Et dans le personnage de Thomas, il y a deux aspects qui continuent aussi à couler un peu. Il y a sa dimension sociale avec sa famille. Et celui qui m’a intéressé et qui m’intéresse pour avoir ce feedback là : le management. C’est à dire que quand on parle management aujourd’hui, on parle énormément de bienveillance, de respect du collaborateur, etc. Et le personnage que tu décris en termes de management, il est à tout l’opposé, qui correspond à une réalité aussi d’entreprise.

Oui, pour avoir fait quelques recherches, pour savoir un petit peu comment ça se passait, même dans le milieu des GAFAM, de ces très grandes entreprises comme Facebook ou Amazon, on se rend compte que le management est terrible. On a tous entendu ces histoires d’employés Amazon qui, pour se soulager, parfois se servaient de bouteilles. On a entendu des histoires absolument terribles. Et le pire, c’est que la réalité dépasse souvent la fiction. Oui, certaines entreprises américaines proposent une congélation des ovocytes pour les employés. Oui, on est parfois sur du management plutôt maléfique puisque finalement, on encourage les employés entre eux à mal se conduire. Donc quelque part, ce que j’ai illustré, la manière dont ça se passe dans les 8plex, le bâtiment où les décisions sont prises, ça renvoie à des réalités malheureusement contemporaines.

Avec un grand paradoxe, c’est que la description qui est faite des bâtiments, d’ailleurs, c’est aussi le cas pour les bâtiments de Google, de Microsoft, etc, les bâtiments respirent le bien être avec de la verture, etc… et tout à l’opposé du mode de fonctionnement de l’entreprise

Oui, mais encore une fois, on est pétri de bons sentiments et de bonne volonté, mais ça n’empêche pas que ce que l’on fait, au final, on le fait au nom de l’argent. Oui, on peut avoir un cadre superbe et des N+1, des N+2 absolument terribles, mais je pense qu’on est tous au courant un petit peu de ça.

J’ai l’impression quand même que ton personnage souffre beaucoup, dans sa dimension familiale, puisque tout est régi, tout est géré, comme l’entreprise, en tout cas, c’est le sentiment que ça m’a donné.

Oui, c’est quelqu’un qui vient d’un milieu pauvre, en tout cas ouvrier, dont la famille vient de l’immigration italienne, qui lui même vient de Belgique, qui a réussi, par son intelligence, à se frayer un chemin dans la tech londonienne. Mais cette ambition là, effectivement, il a du mal à s’en départir, même dans son milieu familial, même dans son milieu intime, ce qui va provoquer des dégâts absolument terribles pour son mariage. Là aussi, on ne va pas forcément en déflorer les choses, mais il peut avoir une attitude parfois qui peut paraître brusque, presque mathématique, très, très froide à l’égard de sa famille. Mais encore une fois, rien n’est gratuit dans ce livre en matière de psychologie. Tout est explicable, tout est expliqué. Justifiable, ça, je ne sais pas. Après, on peut plus ou moins comprendre le personnage. En tout cas, la gratuité ne fait pas partie de ce que j’ai voulu apporter dans ce livre.

Avec en plus des dimensions autour du piratage, de la gestion des données, etc, des propos bien évidemment qui n’existent pas.

La question de la big data, la question de la collecte de nos données personnelles, c’est une question qui demeure.. On en est un peu plus conscients aujourd’hui, on est un peu moins naïfs tous par rapport à Internet, par rapport aux conditions générales d’utilisation, par rapport aux cookies, par exemple. Donc on est beaucoup moins naïfs. Néanmoins, on est tous des enfants avec un jouet que l’on ne maîtrise pas. C’est-à-dire que nos données circulent, nos données sont vendues, revendues 10 fois, 100 fois et on n’a pas la main dessus. C’est aussi bien les données que l’on va rentrer pour jouer à un jeu vidéo, que l’on va rentrer pour accéder à tel site d’information.

Je vais changer un peu de sujet. Ce n’est pas le seul livre que tu as sur la  dernière année. On a aussi aux éditions 1115 est sorti la trilogie du singe. Tu peux nous en parler un peu ?

Oui, bien sûr. J’ai été très heureux de proposer aux éditions 1115 trois textes uchroniques, qui étaient apparus auparavant dans les Dimensions uchroniques chez Rivière Blanche. L’idée, c’était de proposer des textes où la thématique centrale était celle du singe, à savoir que nous sommes tous le singe de quelqu’un. À travers cette phrase un petit peu cryptique, j’imaginais par exemple une France où la lutte pour les droits civiques aurait lieu et non pas aux États Unis. J’imagine une Bretagne coupée du reste du continent et ce vieil empire breton persiste à vouloir survivre. J’imaginais également un Kaiser Kong avec un King Kong qui tombe aux mains des nazis qui veulent leur faire une arme maîtresse. Tout ça pour dire que nous sommes tous singes de quelqu’un d’autre, que je voulais travailler autour de la notion d’asservissement, la notion de la soumission à travers trois textes très différents, tant par le style que par les époques utilisées.

Qu’est ce qui t’intéresse dans le format de la nouvelle ? Quelle différence pour toi ? 

La différence, c’est le souci de concision. On retrouve les mêmes ressorts que pour une intrigue plus longue. C’est juste qu’ en matière de développement, évidemment, on n’aura pas forcément les mêmes libertés, mais c’est cette contrainte autour de la nouvelle, cette contrainte du temps, de la taille qui fait que le texte peut être beau aussi. Je ne crois pas forcément dans l’idée que la nouvelle doive forcément être une nouvelle à chute où il doit y avoir une espèce de renversement total à la fin, mais en tout cas, l’exercice en lui-même me plaît beaucoup. C’est comme une respiration entre deux efforts littéraires un petit peu plus intenses.

Et puis, l’ucronie, c’est un domaine qui doit être particulier

Oui, en tant que prof d’histoire, jouer avec l’histoire, jouer avec le temps et imaginer d’autres lignes narratives possibles. Oui, c’est toujours sympa. Imaginer une lutte des droits civiques en France. Imaginez que Laval est devenu président en France après la Seconde Guerre mondiale, que Mesrine, d’un coup, c’est l’équivalent d’un Martin Luther King, que Johnny Hallyday d’un coup devient une espèce d’idole, mais en pointe dans la lutte pour les droits civiques, ça permet de jouer avec le temps, de s’amuser.

J’aurais une dernière question pour toi avant de conclure. C’est quoi la suite ?

La suite ? J’ai bouclé un manuscrit qui traite des Pyrénées dans les années 1920, qui traite d’un mal ancien qui rôde au sommet d’une montagne. Ça, le bouquin est en version 1 et va être retravaillé. Puis, je vais attaquer mon manuscrit numéro 12. Je n’en dirai pas plus pour le moment, mais les choses continuent.

12, un jeu de mots ?

(rires) Peut-être pas de jeu de mots à chaque fois. Peut être pas, mais en tout cas, oui, je suis content de savoir que ma carrière continue dans ce milieu là.

Et si tu devais dire un mot pour conclure ?

Un mot ? Un seul mot ?

Une phrase.

 Allez, une phrase. Continuons à lire, continuons à rêver.


Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.